Souvenirs d’un continent perdu

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Poursuite de la publication de mon roman.

 

 

VII

Souvenirs d’un continent perdu

Extrait du journal de Jean Kerglas

Bretagne, manoir de K…, avril 2016

 

J’ai relu des livres de ma  bibliothèque que j’ai transférés ici. Ils parlent d’un continent disparu et de l’Egypte. Ils évoquent la Déesse blanche, l’incarnation de la Lune pour les hommes des âges fabuleux. Je pense à Anna qui fut son impossible avatar dans ma jeunesse. Je pense à l’Atlantide, à l’Egypte, à la Crète… «Je t’aime depuis 100 000  ans ! », me disait Vindonissa, ma déesse, du temps où les astres et les étoiles parlaient. Mais aujourd’hui, je n’entends plus que mon cerveau gauche, la logique. Le monde est désenchanté et cette femme que je cherchais se promène dans ma mémoire. Elle revient au château d’Anet, que je visite en rêve chaque fois que je peux, dans ces tapisseries de l’histoire de Diane. Elle est la triple déesse, la Lune observée par les chasseurs d’autrefois pour faire revenir les animaux. Je parcours mes notes et mes documents, mais rien ne me la ramène ! Elle se cache  au-delà d’une frontière que je ne puis franchir, parmi les sylphides qui hantent encore Brocéliande.

J’ai cru un temps que mon oncle et ma tante allaient repartir en Namibie, au Sud-Ouest de l’Eden, mais ce ne sera pas le cas. Ils quitteront quand même le Périgord pour une autre destination, alors cela aussi je l’aurai perdu : la vallée de la Vézère et les grottes ornées ! Il ne me restera qu’à rêver de la sylphide, espérer qu’elle franchisse un jour la frontière. Ainsi je retrouverai l’Italie, l’Espagne et le portrait de Giovanna au musée Thyssen. Mais si le Périgord est tombé sous les coups de je ne sais quelle armée d’ennemis, je ne pourrai guère m’arrêter sur la route. Alors cette partie-là de ma vie ne sera plus qu’un rêve aussi et je ne saurai plus si ma sylphide m’a rejoint de ce côté-ci  de Brocéliande ou si je continue de vivre seul dans une histoire qui n’est pas faite pour moi.

Au début du mois, il est arrivé quelque-chose d’extraordinaire : je me suis marié à Paris avec Nathalie Orlova, que j’avais rencontrée au début de l’année, à Venise, comme par jeu. Elle m’avait écrit par le biais de mon éditeur pour me dire qu’elle aimait mes livres et nous nous sommes rencontrés à Noël, à l’aéroport Marco Polo. Cela a été le coup de foudre. Nous avons passé les fêtes ensemble, entre l’Italie et Paris, et nous avons prévu de nous marier au printemps. Elle est ensuite rentrée mettre en ordre ses affaires à Saint-Pétersbourg. Après le mariage nous avons quitté Paris pour la Bretagne. La fille de Mme Suarès nous a rejoints pour garder le chat car j’ai fait une folie : j’ai loué un jet privé, pour nous conduire de Dinard à Santorin, dans une villa que me prête l’un de mes amis grecs. Le départ est fixé à la fin de la semaine et je suis tout excité ! J’ignore ce que je vais faire à Santorin, sans doute chercher des nouvelles de l’Atlantide…

Donc, le vendredi 29 avril, en fin d’après-midi, Esméralda nous a emmenés, Nathalie et moi à l’aéroport de Dinard, où nous attendait le Cessna Citation que j’avais loué. Nous nous sommes installés à bord,  comme des rois, et bientôt la Bretagne ne fut plus qu’un souvenir. Quatre heures plus tard nous atterrissions à Santorin et la voiture qu’avait mise à notre disposition mon ami Constantin Papadakis nous attendait. Elle nous conduisit, par une route à lacets, vers la villa de mon correspondant grec, surplombant la caldeira. Là, Theodora, la gouvernante, nous accueillit et nous servit un repas après que nous nous fûmes délassés.

Santorin, mai 2016

 

Cela faisait plusieurs jours que nous étions dans cette île magique, ma femme et moi, dans la villa prêtée par mon ami grec Constantin Papadakis. A  vrai dire, j’ai beaucoup d’amis très riches qui me prêtent leurs villas… Cela facilite souvent mes vacances ! Nous avons visité Fira et le musée archéologique puis les ruines d’Akrotiri, cette Pompéi de l’Egée. Peut-être notre civilisation finira t’elle ainsi, engloutie par un gigantesque raz-de-marée, quand les dieux auront décidé de nous châtier pour notre comportement immoral, ainsi que le dit la fable ? Mais il semble que le Principe Eternel jusque-là nous tolère encore, nous envoyant quelques fous de Dieu pour nous faire horreur par leur comportement apparemment vertueux, et parfois d’autres intégristes pour nous assassiner pour prix de nos péchés.

Je crois que je déteste tous ces donneurs de leçons et encore plus ceux qui se prennent pour le bras armé de je ne sais quel Dieu vengeur. Pourtant, ici, dans cette Atlantide apparemment paisible, on frémit en pensant que l’on vit sur un volcan, et que la fureur des dieux n’est pas qu’une légende. Mais le bon Lucrèce nous dirait que la colère divine n’est qu’imaginaire, que seule la force effroyable des éléments déchaînés est en cause. Pourquoi l’homme s’invente-t-il d’abord des dieux pour se rassurer, avant de leur créer des  légendes pour se faire peur ?

La vie s’écoulait ici, paisiblement, au bord de la piscine, qui donne sur la caldeira. Je pensais que j’étais véritablement heureux pour la première fois de ma vie… Elle était là auprès de moi, dans l’évidence de sa chair. Pourquoi est-ce que je pensais encore à cette Dame blanche qui hantait mes rêves namibiens, je l’ignorais ? J’essayais de me dire que je n’avais pas d’autre déesse que mon épouse, présente à mes côtés et se couvrant la tête d’un voile pour visiter les églises grecques, telle une icône byzantine. Notre religion est celle de l’Incarnation. Ces corps qui nous unissent sont le chemin de nos âmes. Moi qui avais longtemps péché en n’aimant que des figurines en terre cuite, qui passaient dans mon lit sans me donner accès à leurs pensées les plus secrètes, je m’amendais en faisant l’amour à mon âme-sœur enfin retrouvée.

Bretagne, manoir de K… mai 2016

Nous avons passé deux semaines dans cette si jolie île ronde de l’Egée, cependant il a fallu rentrer. Nous gardons des souvenirs en couleur de ces vacances, des images ultramarines, blanches éclatantes, telle la Polia des grecs ou l’Alba latine, ou au contraire en larges nuances d’ocre… A la limite je regretterais presque de ne pas avoir passé Beltane du côté de Brocéliande, juste pour me sentir plus proche de cette sylphide, qui m’attendait autrefois au carrefour des chemins forestiers… Ici, en terre de Brocéliande, je me sens plus proche des fées et des elfes qu’autrefois en Normandie. Les animaux de la forêt viennent nous saluer lors de nos promenades. L’autre jour, nous avons également admiré un magnifique taureau blanc, qui semblait tout droit sorti d’une épopée irlandaise. Les fées font fleurir les espèces du jardin. Le manoir est entouré d’un magnifique parc, où j’aime me délasser en compagnie de Nathalie. Mon chat y erre souvent. A vrai dire, j’ai peur qu’il ne se perde, cependant il revient toujours au foyer. Probablement le dieu-cerf, amant de la Déesse, hante-t-il encore les bois ? Il apparaissait autrefois au chasseur, figure christique toute blanche, portant une croix lumineuse entre ses ramures. Je cherchai les fées du côté de cette allée couverte qui leur est consacrée dans la forêt, cependant elles semblent reparties vers un ailleurs impossible pour moi à imaginer. Nathalie se plaisait à évoquer le légendaire de Tolkien et me pressait de travailler à cette suite d’Ourlandia, qui se nomme pour le moment « Corbénic »… Cependant, les fées ont cessé de m’inspirer pour le moment, et je préfère les anciennes mythologies à celles que j’invente au fil des pages.

Paris, fin mai 2016

Un jour, j’ai décidé de revenir à Paris. J’ai emmené Nathalie au Vésinet, pour lui faire admirer la statue du gigantesque dix-cors qui m’impressionnait tellement étant enfant. Je l’ai amenée au Louvre aussi, et je lui ai montré la Diane d’Anet avec le dieu-cerf, ainsi que ce portrait de la maîtresse d’Henri II en déesse de la chasse. Je lui ai fait découvrir nombre de représentations de l’histoire d’Actéon, dont ce carton imaginaire d’une tapisserie d’Anet que j’avais dessiné il y a longtemps. J’ai expliqué à mon épouse qu’autrefois le dieu-cerf, amant de la déesse, mourait chaque année, avant de renaître au printemps. Nous avons ensuite visité les châteaux de la Loire, en commençant par Anet, et avons médité sur les traces de Diane de Poitiers jusqu’à Chenonceau. Ensuite, j’ai emmené ma femme à Rouen, pour qu’elle admire le tombeau de Louis de Brézé dans la cathédrale. Je l’ai ramenée à Paris et lui ai fait faire l’une de mes promenades favorites qui passe par l’école des Beaux-Arts. Dans la cour se dresse ce qui reste du portique d’Anet, lui-même citation du tombeau du gouverneur de Normandie.  Mort et renaissance, tel est le programme d’Anet ! J’ai fait ensuite déambuler en rêve ma femme à travers le château, tel qu’il était autrefois, en lui montrant des documents et même des dessins que j’avais réalisés jadis. Je lui ai fait lire des pages perdues de mon premier livre, qui parlaient d’Anet et d’une jeune fille qui accompagnait alors mon héros, enlevée par le dieu-cerf. Tout cela hante encore ma mémoire et je ne puis m’en défaire. Tel Lancelot du Lac, mon héros était allé rechercher la jeune fille et elle était ainsi revenue dans le monde des vivants. Pourquoi avais-je recréé un tel mythe ? Sans doute à l’époque la jeune fille était-elle l’incarnation de cette Dame blanche, que j’avais perçue autrefois en Namibie parmi les histoires de chasse ? Comme la jeune fille, Anna avait disparu dans un monde, où elle vivait avec je ne sais quel dieu local, paré des bois de l’élan du Cap. Mais elle n’était jamais revenue. Je l’oubliai tout comme j’oubliai ma sylphide dans les bras de ma jeune épouse. Il fallait que je cesse de vivre dans le monde des légendes pour revenir vers celui des humains, qui était en même temps celui des mortels. Autrefois j’avais l’impression d’être immortel, d’être en quelque sorte passé de l’autre côté du miroir. Aujourd’hui, je savais que je mourrai un jour. Malgré tout, ces anciens mythes qui m’avaient portés autrefois, me donnaient l’assurance que je renaîtrai sous une forme différente. Aujourd’hui, la magie de mon existence m’était apportée par ma femme, qui me redonnait vie chaque matin. Le château d’Anet, même mutilé, me révélait toujours ses anciennes merveilles, et à Santorin, une ancienne civilisation avait été redécouverte. La Beauté du monde était éternelle et je la voyais émerveillé dans les yeux de Nathalie. J’admirais son image byzantine, jolie mosaïque dans les tons roses et dorés, blancs et verts, bleu aussi… En elle je voyais revivre tout un empire déchu. Je la plaçai sur un trône qui n’existait plus et je songeai à un royaume éternel qui n’était pas terrestre. Nathalie me rendait le ciel visible, ainsi que cette fresque à Florence dans laquelle se tient hiératique Giovanna Tornabuoni,  en habit de feu.

L’amour me transformait plus sûrement que n’importe quelle alchimie. Il élevait mon âme. Et quand nous visitions les églises, j’observai Nathalie en prières, et elle m’ouvrait ainsi les neuf cieux. Ainsi, moi le païen d’autrefois, je  devenais chrétien, tel Constantin, et je ne trouvais pas cela contradictoire de croire encore aux anciens dieux, telle la sybille  au visage latin qui veille sur son arc à Rome.

Parfois me revenaient mes dieux d’argile. Je trouvai la paix en observant les astres et en contemplant la nature. Mon chat m’apportait aussi la sérénité. Il veillait sur moi et chassait les démons qui  m’habitaient parfois. Ma femme et mon chat étaient les deux anges gardiens qui régnaient désormais sur mon existence.

Bretagne, manoir de K…  juin 2016

J’étais loin du Sud-Ouest de l’Eden, mais parfois je me sentais proche du  jardin biblique, surtout quand, en Bretagne, je m’occupais de mes plantes et de ma pelouse. A vrai dire nous fuyâmes bientôt les miasmes de la capitale pour nous retirer sur la terre où nous avions élu domicile, du côté de Brocéliande et de la mer de Cornouailles. Là les derniers démons qui me hantaient encore à Paris s’apaisaient définitivement. J’avais la certitude que cette terre était sacrée, que la sagesse druidique la baignait intégralement et que, derrière les apparences des mythes, on entrevoyait enfin la Vérité. La Dame blanche qui hantait ces forêts était pareille à celle qui régnait sur le Brandberg. Je n’oubliais guère l’Afrique, mais à présent que je savais que je ne la reverrai peut-être jamais, elle m’était moins nécessaire qu’autrefois.

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