Mois : mars 2020

Hélène ou la vengeance d’Héra

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Cette histoire précède chronologiquement celle qui a été publiée hier. Elle a été insérée également dans mon roman « Hypocoristique ». Cependant, au départ, elle aussi était une nouvelle indépendante.

 

 

I

Je venais de rentrer de ma balade dominicale. J’avais alors 45 ans et je me promenais souvent le week-end à Paris. J’écrivais des histoires fantastiques, que j’aurais rêvé de publier, mais qui restaient cachées sur mon disque dur. Aujourd’hui c’était la fête, car j’allais enfin partir en voyage. Cela faisait longtemps que cela n’était pas arrivé, au moins depuis Florence ou San Francisco, quand j’avais été choisi pour écrire un article à propos de l’un de mes jeux vidéo préférés. J’avais cassé ma tirelire et m’étais payé une croisière dans les îles grecques. A vrai dire, je ne savais pas si cela allait me plaire, mais j’avais cette lancinante idée du paquebot Normandie ou je ne sais quoi me hantant régulièrement… Le lendemain lundi, je m’envolais pour Venise d’où je rejoindrais le grand navire blanc qui m’attendait là-bas. Ce soir, je ferais la fête tout seul dans mon coin en buvant un verre de Springbank, ainsi que l’aurait accompli mon double emblématique, Jean Kerglas. Mais ce dernier avait réussi à publier ses œuvres de SF et à en vivre même très bien, réussissant encore à s’offrir un trois pièces rue Récamier ! Moi je vivais en banlieue, ce qui n’était déjà pas si mal. Pourtant, j’y pensais chaque fois que je me rendais au square Boucicaut et me demandais parfois pourquoi je ne pouvais pas vivre la vie de mon double littéraire, avec tellement de jolies femmes, alors que dans mon cas en ce qui concernait ma vie sentimentale, c’était le désert des Tartares !… Certes j’accusais mon âge, même si je paraissais plus jeune, mais j’étais encore joli garçon après tout… Je me mis à rire en pensant aux conquêtes que je pourrais faire lors de mes vacances en me disant qu’un bateau c’était comme une île, petit, et qu’il valait mieux amener sa compagne avec soi…

Je me couchai assez tard après avoir regardé un film sans intérêt, en pensant à autre chose, ainsi que je le faisais souvent.

Le lendemain, je préparai ma valise et me rendis à Roissy par le RER et  le Roissybus. Mon avion décollait en début d’après-midi. Le vol se passa bien et j’atterris à Venise quelques heures après avoir quitté mon appartement. Je pris le bus pour la piazza Roma et ensuite le people mover pour me rendre à la gare maritime. Le grand navire était là, tel un vaisseau spatial ou une machine à remonter le temps. Il semblait m’attendre depuis toujours, comme si j’avais rendez-vous avec mon destin ici ! Les formalités d’embarquement se firent dans la joie. Le tout s’accomplit dans l’ambiance d’un club de vacances, ce qui était tout à fait nouveau et inattendu pour moi. J’enregistrai mon bagage et pénétrai à l’intérieur du grand navire. J’en admirai la décoration, même si je la trouvai un peu tape à l’œil.  Un buffet allait être servi au self. Je m’y rendis en empruntant les ascenseurs. Je grappillai quelques mets : une pizza, du jambon, des fruits, et m’installai près de la fenêtre. Je pouvais admirer la ville de Venise de haut et trouvai cette expérience parfaitement inédite. Ensuite, je commandai une bière et commençai à rédiger quelques notes dans mon Moleskine, comme j’en avais pris l’habitude depuis des années. Je me levai, passai devant la piscine déjà prise d’assaut par les croisiéristes,  et me mis en tête de parvenir dans mes « appartements » qui devait être prêts. J’avais d’abord opté pour une cabine avec hublot dotée d’un seul lit, située à la poupe, mais quelqu’un m’avait affirmé sur un forum spécialisé sur Internet, que, placée près des moteurs, ce genre d’endroit était fort bruyant, aussi avais-je pioché davantage dans mes économies et loué une cabine avec balcon située vers l’avant, sur bâbord. Elle était propre et moderne, décorée avec de jolies reproductions. Je m’allongeai sur le lit, que je trouvai moelleux, et me dis qu’il était dommage que je l’occupasse seul. Puis je sortis sur le balcon et admirai au loin le paysage portuaire, ainsi que les avions qui atterrissaient à l’aéroport Marco-Polo, avec probablement à bord tellement d’habitants de la lointaine Cathay. Enfin le navire se mit en marche. Je sortis mon Nikon et commençai à mitrailler en règle le spectacle. J’avais honte de me trouver ainsi à bord d’un de ces grands navires causant tellement de vibrations et sapant les fondements de la ville, mais ainsi que devait me le dire plus tard un de mes amis, c’était comme cela que Venise ne serait pas figée dans le passé d’une ville-musée ! Cependant j’appris par la suite qu’il existait d’autres manières de maintenir en vie la cité des Doges. Pour l’heure, je découvrais le tourisme de masse, moi qui aimais tellement voyager en loup solitaire…

Le grand navire dérivait lentement le long du canal de la Giudecca, à la suite des nefs ventrues et des galères d’autrefois. Des édifices plus ou moins familiers défilaient devant moi. Il y avait là l’église des Gesuati, que je connaissais bien, et bien sûr la Salute, jouant un rôle si important dans mon roman le plus cher, malheureusement cédé à un éditeur en ligne, lequel n’en avait pas vendu un seul exemplaire ! De cela je m’en voudrais toujours. Plus tard peut-être écrirais-je une autre version, mais il serait bien tard,  bien trop tard comme dans ma vie peut-être ?… J’arrivais à l’âge où ces échecs me hantaient et notamment le fait de ne pas avoir rencontré la personne adéquate, qui m’aurait donné une famille. Ou plutôt je l’avais rencontrée autrefois en la personne de ma bien-aimée Alice, mais je n’avais pas su la garder. Cependant, je ne savais même pas si c’était cela que je désirais vraiment : une famille ! Je filais tel un électron libre sur l’orbe terrestre, ainsi que les grands écrivains que j’admirais l’avaient fait, sauf que ma vie comportait hélas beaucoup moins de rencontres, même fugaces, avec de jolies femmes. Malgré tout je n’étais pas sûr de désirer ce genre de donjuanisme, même littéraire.

Je pensais à tout cela tout en photographiant ce paysage de carte postale, cette brochure en trois dimensions de prospectus d’agence de voyage, même si tout près, je devinais la Venise secrète, ainsi que celle qui se cachait derrière les ancres du musée maritime, et d’autres aventures vers les mers du Sud, à la façon des romans de Joseph Conrad ou de Stevenson. Pour l’heure, je franchissais la passe de la lagune et filais vers Bari, que j’atteindrais le lendemain matin. Je décidai de sortir, d’aller prendre un verre dans l’un des bars que j’avais repérés. Je dînerais à 21 h. J’avais donc le temps. Je bus donc un cocktail en regardant un couple russe, son jeune enfant et la babouschka pour le garder. Ensuite, j’allai humer les embruns dans la nuit sur le pont supérieur. J’eusse préféré me trouver à bord d’une goélette ou mieux d’une frégate ancienne. Pour l’heure je n’avais pas le choix. J’étais à bord de ce grand navire, filant sur la mer, ainsi qu’un fer à repasser sur une pile de draps amidonnés, et essayais de ne pas trop me poser de questions. Un peu inquiet toutefois, je me dirigeai vers le restaurant situé à la poupe. Alors, un serveur asiatique me conduisit vers ma place.  C’était une table de huit personnes. J’attendis calmement et bientôt un homme entre deux âges vint s’asseoir en face de moi. Il me salua, cependant l’autre ne semblait pas très désireux de communiquer. Un peu plus tard, un couple de jeunes mariés vint nous rejoindre. Ils semblaient fort sympathiques. C’était leur première croisière et ils s’amusaient de tout. Ils disaient venir de Nancy. La jeune femme, une petite blonde un peu boulotte mais plutôt mignonne, semblait très désireuse de communiquer avec moi. Puis, une blonde plutôt jolie vint s’asseoir. Elle effectuait le voyage seule. Elle disait venir de Lille. La nouvelle venue semblait avoir la trentaine. J’appris plus tard qu’elle exerçait le métier d’esthéticienne. Un autre couple, des retraités, vint se placer à table. Enfin arriva la dernière convive, qui prit la dernière place qui restait, celle qui se trouvait immédiatement à ma droite. Elle était de taille moyenne, assez ronde,  une trentaine d’années aussi, les cheveux courts, châtains, et était affublée d’un visage porcin. Malgré tout, ses yeux étaient intelligents, bien plus que ceux de la blonde. C’était exactement le genre de fille que j’avais redouté durant toutes mes études et avais tenté d’éviter soigneusement. Et voilà, qu’elle partageait ma croisière et n’avait rien trouvé de mieux que de s’asseoir près de moi ! La conversation du jeune couple s’avéra banale, celle du célibataire inexistante, et celle de la blonde sans grand intérêt, ainsi que celle des retraités. Par contre ma voisine de droite (elle s’appelait Laurence) était tout à fait passionnante. Elle travaillait au musée gallo-romain de Lyon comme assistante de conservation et était également titulaire de l’agrégation de lettres classiques. Elle rêvait en particulier de voir Olympie et Santorin. Je lui parlai de mon amour, jusque-là resté littéraire de la Grèce. J’évoquai je ne sus trop pourquoi un roman qui m’avait tant marqué, « le rire de Sara », lequel parlait avec brio d’un amour qui transcendait les siècles. Il se trouva qu’elle l’avait lu aussi et que c’était même en partie pour cela qu’elle voulait se rendre à Santorin… Le dîner s’acheva, banal. Tous les convives se retirèrent. La jolie blonde se leva en m’adressant un clin d’œil, je ne sus trop pourquoi. Je craignais qu’elle se méprît sur l’évolution de ma relation avec Laurence, ou alors c’était une façon de me draguer… Nous restâmes seuls. Je proposai à ma nouvelle amie de se dégourdir les jambes sur le pont. Je ne savais trop que faire. Cette jeune femme me plaisait beaucoup intellectuellement, mais pas du tout physiquement, malheureusement. Si je l’invitais à prendre un verre, elle se méprendrait certainement sur mes intentions. Or, j’avais expérimenté dans le passé de telles situations délicates, que je ne désirais plus voir se renouveler. Nous allâmes donc discuter sous la Lune, en marchant sur le pont supérieur, évoquant l’Odyssée, et les souvenirs souabes qui nous attendaient le lendemain à Bari. Puis, ne voulant m’aventurer trop loin avec cette fille, je prétextai la fatigue et dis que je lui souhaitai une bonne nuit. Je la plantai là, en me demandant ce qu’il se passait, me trouvant un peu goujat, mais me disant que j’avais évité de prendre un verre avec elle, et surtout de la raccompagner à sa cabine. Une fois dans la mienne, j’ouvris la fenêtre du balcon, inspirai un grand bol d’air, avant de me précipiter sur le minibar pour me servir un whisky… J’essayai de lire le livre d’O’Brian que j’avais emporté, mais n’y arrivai guère. Je zappai un temps sur la télévision, mais ne trouvai aucun programme intéressant. Alors je laissai le canal qui présentait les excursions du lendemain à Bari et me concentrai sur le château de Frédéric II et les histoires de Fantasy que j’essayais d’écrire dans une Italie du XIII e siècle revisitée. J’allai prendre une douche, en me demandant comment autant d’esprit pouvait s’allier à un tel physique aussi disgracieux. Quelle faute cette fille avait-elle commise dans une vie antérieure pour mériter un tel sort ? Et pourquoi étais-je incapable de faire fi du physique pour voir, ainsi que dans un conte à l’eau de rose pour journal féminin ou façon Hollywood, l’âme de cette personne au-delà d’un look banal voire repoussant ? Je culpabilisai en tant que mâle programmé pour aimer de belles blondes à fortes poitrines (lesquelles d’ailleurs ne m’avaient jamais réussi, et ce qui, selon Thomas Mann s’expliquait par le désir génésique d’avoir de beaux enfants sains !) et relativisai en me disant qu’après tout je ne devrais rechercher que l’amitié… J’en venais presque à regretter que Laurence ne fût pas un homme, hétérosexuel évidemment, ce qui aurait réglé le problème ! Pourquoi le sexe en ce monde venait-il toujours tout compliquer ?

II

Le lendemain, je me réveillai tôt et admirai depuis mon balcon la lumière argentée du soleil matinal sur l’Adriatique.  Je me douchai, m’habillai d’une manière estivale et me rendis à la poupe prendre mon petit déjeuner au restaurant. Je fus placé près des hublots, d’où j’admirai le sillage, ainsi que la mer. Je me trouvais à une petite table et personne ne me tenait compagnie. Si seulement, pensai-je, j’avais pu emmener avec moi l’une de celles dont je rêvais, l’une de mes héroïnes de roman, ou même Alice qui sait, le moment aurait été beaucoup plus romantique ! Mais voilà, il n’y avait que Laurence dans ma vie réelle. D’ailleurs, Dieu merci, elle ne semblait pas aussi matinale que moi. Je déjeunai à l’anglaise, comme à mon habitude quand j’étais en voyage, et regagnai ma cabine pour attendre le moment où je pourrais débarquer. Je lus un peu, mais pas mon exemplaire de la saga Aubrey-Mathurin. Non, j’ouvris la petite édition bilingue de l’Odyssée que j’avais emportée et relus la rencontre entre Ulysse et Nausicaa.

Ωσ εἰπών θάμνων ύπεδύσετο διοσ Ὀδυσσεύσ,

ἐκ πυκλιυἠσ δ´ ὒλησ πτόρθον κλάσε χειρὶ παχείη

Φύλλων, ὤσ ρύσαιτο περί χοί μὴδεα φωτὀσ,…

Depuis combien de temps voguais-je ainsi sur des mers imaginaires, à la recherche d’une Pénélope et d’une Ithaque, lesquels semblaient s’éloigner chaque fois plus loin ? C’était comme si je m’aventurais toujours plus avant vers la mer du Couchant, au lieu de rentrer en apparence au bercail… Je refermai ce livre, mon préféré, que je connaissais depuis l’enfance, car malgré tout, il évoquait Laurence. Or, je n’avais pas envie de gâcher ma journée. Ce serait suffisant, me dis-je, d’avoir à l’affronter ce soir ! Plus tard, je marchai dans Bari et ma promenade se termina par une visite du château souabe. Heureusement je ne rencontrai pas ma voisine de table. J’appris plus tard qu’elle avait réservé une excursion dans ce petit village avec les maisons aux toits étranges, Alberobello…

Je regrettai un peu moins de ne pas avoir pu visiter le château de Castel del Monte, trop loin, et qui jouait un rôle si important dans mes histoires. Je m’achetai un petit opuscule sur cet édifice pour me consoler. Ensuite j’allai déjeuner en ville et je pris mon premier café italien depuis longtemps, au moins depuis Florence il y a plusieurs années ! Je visitai la vieille ville, achetai quelques babioles et me recueillis dans la basilique, où était enterré saint Nicolas, au milieu des touristes russes. Puis je regagnai le navire et, après avoir pris une douche et m’être changé, j’allai prendre un verre dans ce bar que j’affectionnais. Je redoutai le moment de retourner manger et songeai à changer de service pour éviter de croiser celle dont l’âme me plaisait, mais dont le corps disgracieux me repoussait. Finalement, après avoir erré çà et là, admiré la décoration digne de Cinecittà du navire, j’allai m’installer à ma place au restaurant. La blonde d’hier ne fit pas réapparition. Par contre, Laurence vint s’installer tout comme la veille à ma droite. Nous nous racontâmes nos découvertes du jour et parlâmes de notre excitation de voir enfin la Grèce. Aucun de nous n’y avait encore posé les pieds. J’avais bien conçu plusieurs projets de voyages durant mes études, mais pour une raison difficile à imaginer, je ne les avais jamais concrétisés. Il semblait que Laurence fût dans le même cas. Elle me parla de ses vacances en Angleterre, en Allemagne et en Italie, ainsi qu’aux États-Unis et je lui racontai les miens en insistant sur mon voyage namibien qui m’avait tant marqué. Ainsi passa la soirée ! J’hésitai, mais proposai finalement à Laurence de prendre un verre dans ce bar où l’on jouait du jazz. Tout comme moi, la jeune femme aimait beaucoup cette musique et nous évoquâmes alors nos discothèques personnelles, nous découvrant une passion semblable pour Stan Getz et Diana Krall. Ensuite, Laurence changea de conversation. Il se trouvait en fait qu’elle avait hérité de la cabine que j’avais déclinée. Elle avoua qu’elle n’avait pu beaucoup dormir à cause des moteurs. Là un ange passa et je reportai mon attention sur la musique. Nous promîmes enfin de visiter ensemble Olympie et nous donnâmes rendez-vous devant les bus qui emmèneraient les passagers en excursion libre le lendemain. Nous nous quittâmes enfin, sans que j’eusse proposé à Laurence de la raccompagner à sa cabine, encore moins de prendre un dernier verre dans la mienne…

J’errai assez tard ce soir-là et finis par échouer dans la discothèque, où je croisai la blonde d’hier en compagnie de deux Allemands. Elle ne m’adressa aucun regard. Je pris un verre, fis semblant de me tortiller sur un tube d’Earth Wind & Fire avant de sortir respirer. Je décidai de me coucher, après avoir encore une fois admiré la mer depuis mon balcon. J’eus une pensée un peu triste pour Laurence, seule dans sa cabine bruyante et songeai à quoi j’avais échappé. Il m’aurait suffi d’un mot pour lui éviter cette contrariété ce soir, mais je n’y songeais même pas. Je pris ma douche et me mis au lit avant de sombrer dans un sommeil profond.

*

Seule dans sa chambre de paria, Laurence était triste. Elle s’était mise en chemise de nuit et observait dans la glace ce corps informe que lui avait cédé la nature. Pendant longtemps elle avait pensé que son intellect compenserait ce terrible handicap, mais les hommes qui s’intéressaient à elle ne lui plaisaient  pas et elle ne réussissait jamais à séduire ceux qui l’attiraient. Or Ludovic l’attirait énormément, elle en avait conscience. Effondrée, elle se jeta sur son lit, ignorant jusqu’au grondement sourd des moteurs, et fondit en larmes.  Elle resta ainsi prostrée plusieurs longues minutes, mais soudain elle réalisa qu’elle n’était pas seule dans la cabine. Effrayée, elle se retourna et découvrit la plus merveilleuse femme qu’elle eût jamais vue. Elle était nimbée d’une aura surnaturelle, vêtue d’une longue péplos, et coiffée comme une tanagra. Elle lui demanda qui elle était. L’apparition lui avoua qu’elle était la déesse Héra, qu’elle avait entendu sa plainte et qu’elle était venue l’aider à se venger. Laurence répliqua qu’elle ne souhaitait pas se venger. Elle était seulement très malheureuse.  Alors la déesse lui proposa un étrange marché. Elle la transformerait en Hélène, sa sœur, qui serait dotée du charme ensorceleur d’une magnifique blonde, auquel serait allié toute la personnalité dont elle était dotée… Hélène n’aurait qu’à la remplacer. Laurence, quant à elle serait invisible sur cet immense navire, et on n’aurait qu’à dire qu’elle avait changé de service pour le dîner. La jeune femme demanda jusqu’à quand durerait le charme. Héra lui annonça qu’il s’effacerait à l’aéroport de Venise. Laurence se dit que Ludovic pourrait bien tomber amoureux d’Hélène, mais qu’une fois le charme passé, la présence de Laurence lui paraîtrait encore plus cruelle. Elle dit alors à l’apparition : « Retire-toi ! » Alors la déesse, ou la supposée déesse partit dans un grand rire et dit à la jeune femme qu’elle lui laissait la nuit pour réfléchir, qu’elle reviendrait à l’aube et qu’assurément sa victime serait plus raisonnable.

III

Le lendemain matin, après avoir déjeuné, je quittai le navire et me dirigeai vers les navettes qui devaient gagner Olympie. Un peu angoissé, j’attendais la venue de Laurence. Je me disais, qu’après tout, j’aurais préféré visiter le sanctuaire seul, plutôt qu’avec une femme qui ne me plaisait pas. Cependant, j’avais décidé de m’en tenir à l’amitié cela quelle que soit la réaction de l’autre. Malgré tout, je n’avais jamais cru à l’amitié entre hommes et femmes. Celle-ci ne pouvait se faire qu’à distance ou alors à condition que chacun fût marié de son côté.

Laurence ne venait pas et les bus allaient partir. J’étais prêt à monter à bord. Soudain, j’aperçus une magnifique blonde, qui me souriait dans une petite robe d’été. Je n’osais pas la détailler, mais j’eus tout de même le temps de voir qu’elle était bien faite. Elle était plutôt grande aussi. Où s’était-elle cachée ? Je rageai un peu de ne pas m’être retrouvé à sa table. Je m’attendis à voir venir l’inévitable « compagnon » de service, mais la fille semblait seule. Ne voyant pas venir Laurence, j’hésitai à l’aborder. Cette dernière m’aurait trouvé mufle !…

Contre toute attente, elle s’approcha de moi. Elle s’excusa, me demanda si j’étais bien Ludovic et me tendit la main. Ce contact furtif m’électrisa. J’étais complètement sous le charme de cette jolie blonde, dont le parfum dégageait des effluves épicées et ambrées. Elle me dit que Laurence demandait de me pardonner. Elle avait, au dernier moment décidé de s’inscrire à une autre excursion, pour voir un groupe folklorique grec et goûter des spécialités. La jolie blonde se présenta. Elle était la sœur de Laurence et s’appelait Hélène. J’affectai de ne pas trouver ce revirement étrange, et ne m’inquiétai pas de savoir d’où sortait cette mystérieuse sœur, aussi jolie que l’autre était désavantagée, et qui ne partageait même pas notre table… Nous montâmes tous les deux dans le bus et nous installâmes l’un à côté de l’autre. En route, Hélène raconta qu’elle était la sœur cadette de Laurence, et qu’elle avait suivi le même parcours : agrégation de lettres classiques, avant de finir par travailler pour une maison d’édition. La conversation de la jeune femme était au moins aussi agréable que celle de sa sœur et il me paraissait que je vivais dans un rêve. Nous arrivâmes  enfin à Olympie et descendîmes du bus. Nous remontâmes la rue principale aux multiples boutiques de souvenirs et nous dirigeâmes vers le sanctuaire. Partout, on voyait des chênes, arbres consacrés à Zeus. Le fleuve Kladéos rajoutait un supplément de magie à l’atmosphère. Je pensai à une musique de Debussy ou de Ravel. Je m’attendais à voir un satyre ou une nymphe surgir d’un buisson. Nous visitâmes le sanctuaire, nous attardant notamment devant les vestiges du temple d’Héra. Hélène frissonna. Elle s’attendait à voir la déesse surgir de nouveau ou pire à redevenir Laurence instantanément. Elle marcha en direction du stade et je la suivis. En entrant, j’eus presque la vision des athlètes qui couraient ici. J’avais même l’impression d’en être un. Hélène cita un fragment des Olympiques de Montherlant, celui dans lequel des athlètes couraient côte à côte.  Puis, nous visitâmes les autres ruines et nous attardâmes devant la petite chapelle, édifiée dans l’atelier de Phidias. Je dis qu’il était dommage que Théodose eût détruit tout ceci. Nous méditâmes sur ce qui restait du temple de Zeus et évoquâmes la fameuse statue chryséléphantine du dieu. Nous nous attardâmes un peu sur place, cependant le temps pressait. Nous n’aurions malheureusement pas le temps de visiter le musée. Il faudrait revenir… J’eus soudain un frisson. J’avais l’impression que la présence d’Hélène était un redoutable cadeau des dieux, qu’elle finirait par disparaître telle une déesse de la végétation en hiver ! Hélène de son côté pria Héra de la laisser rester telle qu’elle était maintenant, pour que je l’aime. Mais les dieux entendaient-ils encore les mortels depuis qu’un empereur chrétien les avait chassés à tout jamais de leurs sanctuaires ?

Je m’aperçus que mon amie semblait triste. Je lui pris la main et lui proposai d’aller boire un café grec. Je lui parlai de ce libraire arménien près du Panthéon qui m’en offrait un chaque fois que je me rendais dans sa librairie. Hélène sourit enfin, mais n’apprécia guère la boisson. Elle pensait que le café grec était un café frappé… Nous parlâmes un peu de tout et de rien, de notre vie près de Paris ou à Lyon. J’évoquai ma passion pour l’écriture et la jeune femme fut intéressée. Je lui dis que je pensai actuellement me trouver dans l’un de mes livres, car elle ressemblait trait pour trait aux jeunes personnes que j’avais l’habitude de décrire. Enfin, nous sortîmes, achetâmes quelques babioles, ainsi que quelque nourriture et boisson, que nous absorbâmes sur un banc de la petite gare déserte. Ce lieu semblait hors du temps. Seuls les magasins de souvenirs le rattachaient à notre civilisation marchande et déconnectée du monde spirituel. Il était l’heure de rentrer. Nous regagnâmes notre bus, lequel nous conduisit bien vite à Katakolon, où était ancré le navire. Nous montâmes à bord ensemble. Hélène me confia qu’elle allait retourner dans sa cabine se délasser un peu. Je lui demandai à quel service elle mangeait. Elle me répondit que c’était le premier. Je regrettai de ne pas pouvoir la voir au dîner. Elle me certifia que je verrai Laurence et que je pourrai lui raconter ma journée. Elle me fit la bise et s’éclipsa avant que je n’aie pu lui proposer de nous retrouver pour un verre. Je la vis s’éloigner et restai sur place, ne pouvant réagir, incapable même d’essayer de la rattraper. Ainsi, ce soir Laurence ferait sa réapparition au dîner et je ne pourrais lui parler trop précisément d’Hélène sans paraître grossier, encore moins lui demander quelle cabine elle occupait. J’étais réellement de très mauvaise humeur. Je rentrai dans ma cabine, pris une douche et m’assis sur le balcon pour réfléchir. J’avais l’impression qu’on me cachait quelque-chose, mais j’ignorais quoi et cela me rendait furieux, m’empêchait même de lire. Le navire quitta enfin le quai. Le lendemain, nous serions à Santorin, ce dont j’avais toujours rêvé !

*

Seule dans sa cabine, Hélène s’était déshabillée. Elle admirait maintenant son corps parfait dans la glace, ses jolis seins hauts perchés, rien à voir avec les informes mamelles pendantes dont elle avait l’habitude, et ses jolies fesses bien fermes, son ventre plat et ses bras blancs. Son pubis épilé lui donnait l’air d’une statue grecque… Elle délaça ses cheveux et fit tomber sa chevelure blonde sur ses épaules d’ivoire. Elle observa alors la bouche mutine, s’adressa un baiser dans la glace et se lança une œillade à faire fondre le plus blasé des ermites. Elle admirait la beauté de son regard bleu. Son nez mignon n’avait plus rien à voir avec le groin infâme dont elle était affublée d’habitude. Elle prit sa douche. Son corps était en feu. Elle avait besoin d’un homme et pensa à Ludovic… Puis elle s’allongea sur son lit, renouvela ses caresses et s’endormit. Quand elle se réveilla, il était plus de huit heures. Elle parcourut son corps et tâta la graisse qui était revenue comme une malédiction, ainsi que les poils qu’elle ne faisait pas disparaître. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Aucun homme ne l’avait touchée depuis une éternité et elle trouvait cette mode de l’épilation parfaitement risible, un piège fomenté par les marchands de cosmétiques…  Elle se dirigea vers le miroir et pleura. Laurence était réapparue dans l’évidence de sa laideur. Elle se souvint que la déesse Héra lui avait annoncé après coup, quand elle était revenue le matin pour la tenter de nouveau, que puisqu’elle avait refusé de l’adorer, le charme serait rompu à la nuit… Ainsi, Laurence n’aurait même pas la consolation de séduire son bel ennemi à l’heure où tous les amants pensent à cette ronde qui mène inévitablement le monde ! Elle observa la valise d’Hélène que lui avait laissée Héra, les petites robes, les bikinis et la lingerie sexy dans laquelle elle ne rentrerait jamais avec son 50 de tour de taille ! Elle fouilla dans son placard et chercha quelque-chose de pas trop moche pour ce soir. Elle ne s’intéressait pas à la mode, trouvant cela futile. Elle ne se maquillait jamais non plus et ne faisait pas d’effort de coiffeur. Le résultat était une jeune femme « pas consommable » comme lançaient ces hommes légers qu’elle méprisait, un vrai remède à l’amour comme en auraient dit d’autres !…

*

Elle sortit dans le couloir, prit l’ascenseur et se dirigea vers le restaurant. Elle était bonne dernière comme d’habitude. Elle me fit la bise et me demanda innocemment comment s’était passée ma journée. Je lui dis que je m’étais beaucoup amusé en compagnie d’Hélène et que je m’étais demandé pourquoi elle n’était pas venue. Elle aurait sans doute apprécié la visite du sanctuaire ! Je lui demandai si son excursion s’était révélée intéressante. La suite de la conversation fut polie sans plus. Il y avait quelque-chose de cassé entre nous. Je pensais à Hélène et me demandais ce qu’elle faisait. Peut-être était-elle dans un bar à se faire draguer, alors que j’essayais de faire bonne mine à ce boudin ? Cela me rendait fou ! Je répondis à peine quand Laurence me proposa de visiter Santorin avec elle. Je finis par lui avouer que j’avais envie d’être un peu seul demain, histoire de prendre des notes pour un prochain livre. Je m’excusai à la fin du repas, lui annonçai que je souhaitais être tranquille ce soir-là aussi, lui demandai de ne pas m’en vouloir, que je n’avais rien contre elle, que c’étaient juste les démons du passé qui me reprenaient… Ainsi, Laurence se retrouva abandonnée. Elle essaya de ne pas s’en faire et alla regarder le spectacle au théâtre, parfaitement affligeant d’ailleurs…  Quant à moi, j’errais de bar en bar, buvant un peu trop, essayant de retrouver cette Hélène tellement sublime qu’elle était sûrement irréelle, une de ces farces dont les dieux grecs étaient coutumiers avec les mortels, et contre lesquelles les philosophes savaient se prémunir à travers l’apparence des choses. Cette idée me faisait rire, car je restai collé justement aux apparences. Comme me l’avait appris mon professeur de philosophie en terminale, au-delà des apparences, justement il n’y avait rien. Mais moi je vivais dans l’illusion, ce qui était différent.  Je finis par me rendre à la discothèque. Évidemment, Hélène n’y était pas. Je tombai sur la blonde de l’autre jour, Mélanie. Elle était seule et je lui adressai un regard. Je m’approchai et lui demandai si je pouvais lui offrir un verre. Elle vit que j’étais triste et me demanda ce qui n’allait pas. J’hésitai à me confier, lui déclarai finalement que j’avais passé la journée avec une déesse et qu’elle était introuvable ce soir. Vu que cette Mélanie dînait maintenant au premier service, je lui décrivis Hélène et lui demandai si elle ne l’avait pas croisée. Elle déclara qu’elle n’avait rien remarqué et m’entraîna danser sur des tubes à la mode. Mélanie était gentille, mais pas suffisamment jolie pour me faire oublier Hélène, pas assez intelligente et cultivée pour me consoler de ma mélancolie et de mon malaise vis-à-vis de Laurence… Je lui confiai que j’étais fatigué et que j’irais me coucher en prenant un peu l’air sur le pont. Elle me dit adieu. Elle avait encore envie de s’amuser. Je lui souhaitai bonne chance et m’éloignai sans me retourner.

J’étais un peu gris ce soir-là. L’air du large me fit du bien. Je me demandai ce qui était arrivé. Je me promis de réclamer à Laurence le lendemain le numéro de la cabine d’Hélène, même s’il s’agissait-là de pure goujaterie.

IV

La nuit, Laurence essayait de dormir, quand elle sentit de nouveau une présence dans la chambre. Une déesse sublime flottait dans son nimbe. Elle était nue et ressemblait un peu à Hélène. Elle lui annonça qu’elle était Aphrodite et qu’elle souhaitait réparer les agissements d’Héra. Le lendemain, elle se réveillerait dans le corps d’Hélène, et il n’y aurait plus d’interruption la nuit. A quoi bon, lui dit Laurence si au bout du compte Hélène disparaissait à l’aéroport et avec elle Ludovic ? La déesse lui confia qu’elle pouvait annuler tout le charme. En compensation, si malgré tout elle arrivait à entraîner Ludovic dans son lit, elle lui accorderait de devenir Hélène pour toujours et Ludovic ne se rappellerait même pas de Laurence. La jeune femme poussa un soupir. Elle fit à la déesse un compliment sur sa beauté et lui dévoila son corps. « Quel homme, dit-elle, a envie d’une femme comme cela ?

– J’en connais, mais ils ne te plairaient pas ! Pourquoi t’attacher à ce Ludovic ? Après tout il n’est pas si bien que cela et puis, je peux te l’avouer, je le connais bien, il est trop attaché à ce que Platon appelait le Beau.

– Le Beau ?  Mon âme n’est-elle pas belle dans ce corps informe ?

– Elle l’est plus que tu n’imagines encore. Il fut un temps où tu étais plus ravissante qu’Hélène de Troie elle-même, cependant tu as fait souffrir les hommes un peu trop et le grand Zeus t’a fait renaître dans un corps qui ne convient plus à la beauté de ton âme ! »

Laurence s’effondra sur son lit.

« Pourquoi une telle cruauté ? Qu’ai-je fait de si mal ?

– Allons ne perds pas espoir ! Je te laisse réfléchir jusqu’à demain pour savoir si tu veux risquer d’être Hélène le temps de ce voyage et vivre alors ce dont tu rêves, ou si tu veux risquer le tout pour le tout et conquérir celui que tu aimes.

– Tu te gausses ! Il est impossible que Ludovic aime Laurence, surtout depuis qu’il a rencontré Hélène ! »

Alors, la déesse lui envoya quelques roses et se retira.

*

Le lendemain matin, j’attendais l’embarquement pour le port de Fira. Je fus à peine surpris de voir Hélène qui me souriait. Elle me rappelait étrangement Alice et j’en fus troublé. Quel était ce tour que me jouaient actuellement les dieux ? Je m’approchai et l’embrassai. Je lui dis que j’aurais aimé la revoir la veille au soir, mais elle m’annonça que fatiguée, elle s’était couchée tôt. Elle me sourit et enleva ainsi tous mes doutes. Nous prîmes place tous deux dans la vedette et nous dirigeâmes vers l’île… l’Atlantide. Pour moi c’était le but du voyage. Je regrettais seulement de ne pas rester plus longtemps. Nous mîmes pied à terre. Il y avait la queue pour le téléphérique. Je ne voulus pas monter sur le dos d’un âne et souhaitai escalader la pente à pied, mais Hélène me convainquit de changer d’avis. Ainsi, c’est à dos de mule que nous arrivâmes à Fira. Nous fîmes beaucoup de photos, allâmes visiter le musée d’archéologie avec ses céramiques et nous décidâmes enfin à aller manger dans une taverne, face au volcan. Là je déclarai à ma compagne que je l’aimais depuis trois mille ans et autres stupidités romantiques issues de mes lectures… Hélène succomba à mon charme, je dois avouer. Nous nous embrassâmes pour la première fois dans un coin de la ville. L’Atlantide pouvait maintenant nous rattraper et surtout l’implacable vengeance des dieux ! … Hélène en tremblait, car elle était seule à savoir. Moi, je vivais dans un rêve, même si c’était une illusion. Nous redescendîmes à dos de mule et nous retrouvâmes bientôt à bord. Nous allâmes nous restaurer de nouveau au buffet. Et puis je proposai à Hélène de visiter ma cabine. Elle en mourait d’envie. Je lui demandai si elle voulait prendre une douche et la déshabillai, découvrant son corps semblable à celui d’une statue de Phidias. J’ôtai à mon tour mes vêtements et nous allâmes nous rafraîchir, avant de devenir amants.  Puis j’ouvris le frigo et proposai à Hélène de boire un peu de prosecco. Nous nous rhabillâmes et observâmes le départ depuis le balcon. Ensuite, nous allâmes chercher les affaires d’Hélène dans sa sinistre cabine, oubliant celles de Laurence…

Je m’étais arrangé pour manger au premier service. Nous nous retrouvâmes à une table pour deux, au milieu d’un groupe de Suisses qui donnait un concert à bord. Nous évoquâmes encore une fois l’Atlantide. Hélène dit qu’elle y avait vécu et qu’elle y était morte. Je n’avais pas ce genre de souvenirs, mais devant cette Hélène-là, je me sentais comme Pâris prêt à provoquer la guerre de Troie et c’est justement ce qu’Héra me reprochait ! Nous allâmes boire un verre en écoutant du jazz, puis nous promenâmes ensemble en humant la mer Egée. Nous nous fîmes prendre en photo aussi. Puis, nous retournâmes à ma cabine et fîmes de nouveau l’amour avant de nous endormir repus.

Le lendemain, nous arrivâmes au Pirée, mais ne pûmes voir Athènes, car l’escale était trop courte et nous n’avions aucune envie de nous inscrire aux excursions où l’on visitait la ville au pas de charge. Nous allâmes chercher nos photos. Hélène les conserva. Elle pensait que c’était tout ce qui lui resterait comme souvenir…

L’escale suivante nous menait à Corfou, cette île de Prospéro où Hélène jouait les Miranda. Puis vint Dubrovnik, que nous visitâmes au pas de charge. Enfin, on arriva à Venise. J’avais réservé deux nuits sur place et souhaitais qu’Hélène restât avec moi, mais elle me dit qu’elle ne pouvait manquer son avion, et qu’elle devait reprendre son travail. Elle refusa que je l’accompagnasse à l’aéroport.  Là, Hélène disparut comme l’avaient annoncé les déesses. Laurence soupira en observant son image dans la glace des toilettes. Elle monta à bord de son avion. Enfin elle sortit les photos. Hélène était toujours là ! … Elle retint ses larmes. Plus tard je rentrai chez moi, moi aussi et communiquai avec Laurence par Skype. Je lui disais que je l’aimais à la folie, mais elle refusait toujours d’ouvrir la caméra.  J’étais victime d’une terrible illusion. Je cherchais en fait Alice… Laurence scanna les photos du bateau et me les envoya. J’expédiai les miennes, celle notamment de la taverne de Santorin. C’était tout ce qu’il resterait d’Hélène… Je promis de venir à Lyon retrouver Hélène, mais Hélène n’existait plus. Comment aurais-je compris ? La troisième déesse, Athéna n’apparut point pour donner la solution de l’énigme. Les hommes souhaitent épouser des femmes intelligentes, mais veulent également qu’elles soient dotées d’un physique digne d’Aphrodite ! Parfois les femmes réunissent les deux qualités, parfois elles ne sont qu’intelligentes ou seulement jolies. Rarement elles sont à la fois laides et stupides. Don Juan désirait toutes les femmes, mais je ne suis pas cet homme-là et je n’ai jamais aimé qu’Alice.

L’île des quetzals

landscape photography of blue sea
Photo de Stijn Dijkstra sur Pexels.com

Ceci est un extrait de mon dernier livre « Hypocoristique », qui ne sera probablement jamais publié dans cet état. Mais au départ il s’agissait d’une nouvelle à part que je vous livre telle quelle. J’ai pensé qu’un peu d’évasion en ces temps difficiles ne vous ferait pas de mal.

I

Des mois, des années après ces événements, je pensais à la Grèce. Je me souvenais de ma croisière il y a quatre ans et de cette jolie Hélène qui avait mystérieusement disparu à Venise… J’avais décidé de me rendre rue de la Huchette et de déjeuner dans un resto grec, même si je savais que les propriétaires n’étaient pas plus hellènes que moi… Enfin, je l’avais fait pour l’ambiance et me remémorais les tavernes, notamment celles de Santorin en compagnie d’Hélène. Je rentrai chez moi et me plongeai dans mon antique guide bleu. Je visionnai ensuite ce vieux film avec Philippe Noiret et Annie Girardot, qui se déroulait en partie à Corfou. La Grèce m’avait marqué, et depuis quelques années, je me souvenais d’Hélène avec nostalgie, car personne n’avait pu la remplacer dans mon cœur depuis qu’Alice s’était évaporée. Si j’avais su bien sûr qu’Hélène était en réalité Laurence et que c’était un tour pendable que m’avaient joué là deux déesses, j’aurais déchanté, mais en réalité je n’en savais rien !

Je sortis mon disque Blu-ray, éteignis le lecteur, puis le poste de télévision dernier modèle. Je regardai ma montre : il était près de trois heures et j’hésitais à ressortir. Je me demandai ce qu’avait pu devenir Hélène. Elle m’avait dit voici trois années qu’elle avait rencontré un homme formidable à Naples et qu’elle partait là-bas. En fait je ne savais pas ce qu’il s’était passé. Je me résolus à ressortir en direction du château et à me promener dans le parc, ainsi que je le faisais souvent.

Et puis rien. L’inspiration ne venait pas. Je ne savais où aller : vers le Nord, vers le Sud… Je n’en avais aucune idée. Nous étions en juin et le soleil était haut à l’horizon. Il me semblait que rien ne restait d’Hélène, de son sourire, de l’odeur de sa peau me rappelant les blés d’été. A croire qu’elle n’avait jamais existé, c’était plus qu’étrange ! Je ne m’expliquais guère sa disparition. Jamais je n’avais connu de femme aussi proche de moi à part Anna, que j’avais inventée… Même Alice tant aimée n’était pas aussi idéale. Hélène, tout comme Anna, était un rêve un peu fou.

Je rentrai de ma promenade. Je n’avais même pas pris un café sur la place. J’étais rentré chez moi. Je m’étais fait un dîner de spaghettis. Puis, j’avais mis mon disque de Wagner et Venise, mon préféré. Là je m’étais mis à penser à Venise, à Nathalie, l’héroïne des Sept portes cachées de Venise que je venais de réécrire, à je ne savais qui encore… Je m’imaginais que ma vie ne tournait pas rond entre ce boulot pénible et répétitif, ainsi que le reste. J’avais regardé mon chat, un animal blanc et roux que j’avais adopté il y a quelques années. Je m’étais dit qu’il était mon seul bonheur, ma seule raison d’exister.

Nous étions au début du mois d’août, à présent. Je venais d’écouter la retransmission de Parsifal à la radio, au début de la semaine. Le lendemain, j’avais essayé de la réécouter sur mon ordinateur, mais cela n’avait pas bien fonctionné. Alors j’avais décidé d’acheter la version de 1951 par Knappertbusch. Ce jeudi, j’avais passé une bonne partie de l’après-midi à l’écouter, en suivant le livret que j’avais récupéré dans un vieux vinyle… Puis, j’avais lu cet article sur la philosophie de l’œuvre et avais retrouvé les thèmes de Schopenhauer, à propos du monde comme volonté et comme vouloir-vivre. A la suite de quoi j’avais pensé que le désir génésique n’était qu’illusion (tout comme Hélène en réalité, mais cela je l’ignorais) et en étais ressorti fortement déprimé. Depuis des années, je désespérais de rencontrer quelqu’un et je pensais que je finirais célibataire entre mes vieux flacons, mes livres, mes disques et mon chat dans le meilleur des cas.

*

Nous étions à présent en octobre et je pensais partir pour Noël. Mais ignorais encore où je me rendrais. Je devrais à l’évidence éviter les destinations trop romantiques, comme Santorin, où je me sentirais trop seul ! J’hésitais entre retourner à Florence, découvrir Rome ou partir un peu plus longtemps en Californie.

Je me dis que ma meilleure raison d’exister était la connaissance, la découverte du monde, par les livres, les disques, ou l’expérience directe. Je n’entendais pas bien la philosophie allemande, mais je pensais que le monde était trop difficile à appréhender. Depuis combien de temps n’avais-je pas connu de relation sérieuse avec une femme ? Devrais-je finalement renoncer à l’amour ? Souvent je pensais à Hélène que je n’avais jamais revue, et pour cause…

Je me couchai fort tard ce soir. J’avais visionné le Nom de la rose et n’arrivai pas à aller dormir. Je pensais que je devrais partir, mais pour quelle destination ? L’exposition Aldo Manuzio à Venise était achevée et je n’avais pas eu l’occasion de m’y rendre. Je pensai à la Bretagne et puis non, j’y renonçai. Sans doute allai-je rester à Paris…

*

Les jours s’égrenaient et je  me promettais toujours de rester à Paris. J’avais envisagé de passer quelques jours à Los Angeles avant de préférer San Francisco. J’avais renoncé aux deux avant de lorgner vers un vieux rêve : passer le réveillon du nouvel an à l’île Maurice. C’était un peu cher pour moi. Je devrais définitivement casser ma tirelire. Est-ce que cela en valait la peine ? Je me le demandais. Je choisis finalement de franchir le pas. La seule question que je me posais c’était si je passerais inaperçu seul dans cet hôtel du bout du monde. Et puis qu’irais-je faire là-bas ? On n’était pas dans un roman d’Agatha Christie et je risquerais fort de m’ennuyer. Pour l’heure j’avais réservé mon séjour. Je passai l’après-midi du samedi à regarder pour la énième fois ce film idiot avec Depardieu et sa fille qui passaient leur réveillon dans l’île, celui qui m’avait un jour donné l’envie de suivre ce fantasme. Mais quoi, je n’avais pas de fille, c’est-à-dire moins d’ennuis, qui sait ? Je me demandais pourquoi je n’avais pas choisi d’aller chez ma tante à la Réunion, mais je me représentais qu’il y aurait suffisamment de monde là-bas au jour de l’an. Peut-être même pas de place pour moi ? Et puis moi mon truc c’était l’île Maurice, pas la Réunion. Je ne savais pourquoi, peut-être parce que ma chère frégate l’Astrée avait été capturée là, quand les Anglais avaient décidé d’enlever l’île à Napoléon ? … L’Astrée… Elle était censée m’emmener à Thulé, pourtant je m’évaderais sous les tropiques ! Je pensai à mon voyage à Saint-Malo et à Mahé de la Bourdonnais.

*

La veille des vacances de Noël, je sortis du lycée passablement heureux. Je me dirigeai vers un bar de la place du château pour prendre un Martini. Je pensai à Alice, l’hôtesse de l’air avec qui j’avais vécu pendant un an et qui m’avait quitté à ma première tentative ratée de réussir l’agrégation.  J’eus un peu mal, mais tâchai de regarder vers l’avenir. Après le départ de ma maîtresse, je m’étais mis à travailler comme un malade et j’avais enfin réussi le concours. Cependant, la jeune fille ne m’était jamais revenue. Je m’estimais chanceux malgré tout, même si je n’avais jamais revu Alice. J’avais appris par une relation commune qu’elle s’était mariée. Depuis je n’avais rien su… J’errais parfois sans but sur le sol usé de l’aérogare 2 à Roissy et j’espérais l’inattendu. Toutefois, c’était une manie qui était déjà en train de me quitter.

Je revins chez moi, nourris le chat qui miaulait, me fis rapidement à manger et contemplai mes billets avec satisfaction. Je volais sur Air France. Je partais de Roissy le lundi 26 décembre à 18h50 et arrivais à l’île Maurice le lendemain à 8h55. J’y restais une semaine et y passai le réveillon du Nouvel an. Je repartais à 21h00 le 2 janvier et atterrissais à Paris le lendemain à 5h50. Un beau voyage ! Pendant les quelques jours qui précédaient le départ je ne savais quoi faire de mon temps. Je voyais quelques amis, mais m’ennuyais régulièrement, errant le plus souvent sans but dans Paris comme à l’accoutumée, évitant même les musées et les concerts.

II

L’avant-veille du départ était enfin arrivée. J’avais reçu un mail me demandant de me rendre à l’île de la Madeleine dans les Antilles plutôt qu’à l’île Maurice. On me précisait de bien vouloir emmener mon chat. Curieusement, un coursier me livra une cage dans la soirée. Peut-être n’aurais-je pas dû tenir compte de ce message ? Pourtant, je décidai de me prendre au jeu. Le lendemain matin, je mis Télémaque dans la cage, rassemblai toutes mes affaires et appelai un taxi pour Orly. Il pleuvait à grosses gouttes. L’embarquement était prévu à 13h. Il fallait se presser ! Une fois dans l’aéroport, je présentai à l’hôtesse mon billet pour la Madeleine, m’attendant à être refoulé et à devoir revenir à Paris avec le chat. Fort curieusement, l’employée ne broncha pas, se chargea du bel animal et des bagages, puis m’indiqua l’embarquement porte 13 bis… C’était là la difficulté. Comment allais-je trouver cette fameuse porte ? Finalement, je réussis à découvrir le pot au rose grâce à un employé antillais complice, qui me montra comment il fallait procéder. En fait il s’agissait d’ouvrir une porte mystérieuse dans un coin de l’aéroport et on se retrouvait aussitôt dans la salle d’embarquement…

Là, j’eus la surprise de découvrir un Boeing 747 d’Air France premier modèle, en remarquable état, semblable à celui du musée du Bourget, mais celui-ci en parfait état de vol.

J’attendis un peu dans le hall, et fus surpris par l’âge avancé des passagers. Il n’y avait pas un seul enfant, même en cette période de vacances scolaires. Enfin, vint l’heure de l’embarquement. J’eus la surprise de m’apercevoir que je me trouvais en première classe, à l’avant de l’avion. Je montai à bord par la passerelle et m’installai dans le confortable fauteuil bleu-marine. L’hôtesse, jolie sirène, vint m’accueillir. Je reçus un violent choc psychologique qui me laissa pantois : il s’agissait d’Alice, mon ancienne amante tellement chérie, si désirée et malheureusement perdue. Curieusement elle ne semblait pas avoir vieilli ! Je voulus articuler quelque-chose, cependant elle me fit signe de garder le silence et me conseilla de placer mon siège en position pour le décollage. Bientôt, la lourde masse du jumbo jet s’éleva dans les airs, comme dans un rêve d’enfant. Alice avait disparu et je me demandais bien ce qui m’arrivait. Déjà, il n’y a pas si longtemps il y avait eu Hélène et maintenant Alice, tellement aimée, qui reparaissait comme par enchantement. Pourquoi paraissait-elle si jeune ? Mystère ! …

En vol, la jeune fille, car elle était redevenue telle qu’elle était lors de notre première rencontre, m’apporta le repas, puis me laissa avec le film qui se déroulait, comme dans une caverne préhistorique, sur l’écran antique, l’Homme de Rio de Philippe de Broca ! Les vieux passagers qui se trouvaient à mes côtés montaient au bar et en descendaient quelque temps plus tard, redevenus des jeunes gens. Quel était donc ce miracle ? Je souhaitais alors en avoir le cœur net. Je grimpai à l’étage et m’assis devant le bar. C’était Alice qui servait. Je remarquai qu’elle était vêtue d’un uniforme actuel, en contradiction avec l’ambiance rétro du Boeing. Pourtant, elle était tellement jolie ainsi que cela ne détonnait pas avec l’ambiance. Je me demandai quel était le mystère de sa présence à bord, ainsi rajeunie. Encore une fois, elle me fit signe de me taire et me proposa de goûter un calva aux pommes de jouvence de l’île d’Albigny. J’acceptai, et j’eus un étourdissement à ma première gorgée. Je me demandai pourquoi l’alcool produisait un tel effet sur moi. Alice rit et me conseilla de me rendre aux toilettes pour me rafraîchir, ce que je fis. Je me passai de l’eau sur le visage puis ouvris les yeux. Je voyais parfaitement sans lunettes et semblais avoir retrouvé mes vingt-cinq ans ! Alors, je sortis et allai droit vers Alice, cependant elle était en train de parler à un autre passager. Le type finit par être lourd avec la jeune fille et je commençai à m’agacer. Cependant  mon ancienne compagne savait se défendre seule. Je souhaitais parler avec elle, mais je dus rejoindre ma place. Alors que l’avion tentait de gagner sa course contre le soleil, elle vint me trouver et me demanda de l’attendre au bar de l’aéroport après l’atterrissage. Là me dit-elle, je saurais enfin. Le reste du voyage se passa sans incident notable et l’avion atterrit en fin d’après-midi dans l’île de la Madeleine. Je descendis la passerelle, après avoir fait un signe à Alice. Celle-ci répondit en inclinant la tête. Je marchai sur le tarmac, dans la chaleur tropicale, et me retrouvai bientôt dans l’aérogare. Je récupérai enfin mes bagages et mon chat, qui miaulait comme un tigre miniature dans sa cage. Puis, j’allai me poster, comme convenu, au bar de l’aéroport.  Alice arriva enfin. Entretemps, le petit félin s’était calmé. Elle avait troqué son uniforme contre une jolie petite robe à motifs floraux. Je l’assaillis de questions. Elle me dit qu’elle m’expliquerait tout plus tard, dans la villa. Comme je lui demandais de quelle villa il s’agissait, elle me répondit tout de go que je ne pensais tout de même pas vivre ici, dans la rue. Elle avait tout prévu ! Nous empruntâmes un taxi et nous retrouvâmes bientôt dans la villa, une jolie maison avec piscine située sur une colline. Je libérai enfin Télémaque, heureux de pouvoir se dégourdir les pattes. Alice s’installa dans la véranda et me demanda de préparer les punchs. Elle me dit qu’elle allait tout m’expliquer. Quand je revins avec les boissons, je m’assis en face de ma belle amie et elle commença son discours :

« L’île de la Madeleine est en fait une île surnuméraire des petites Antilles, située en marge du monde, un peu comme l’île d’Albigny au large de Saint-Malo et de la Normandie. Je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à une date récente. Je vivais dans ma maison du Nord de Paris. J’y étais le plus souvent seule, mon mari pilote n’étant pas encore à la retraite, et mes trois enfants, devenus grands, se trouvant rarement à la maison. J’avais pu cesser de travailler depuis longtemps. A vrai dire, mon emploi se trouvait dans un bureau depuis belle lurette. Je m’ennuyais pas mal, regardant le plus souvent la télévision ou lisant, sans compter les heures passées sur mon ordinateur et les virées entre copines. Un jour, j’entendis parler par une relation du vol AF 842 bis quittant tous les jours d’Orly pour une destination inconnue. C’est là que je découvris l’existence de l’île de la Madeleine ainsi que la possibilité pour quelques privilégiés d’aller y séjourner, voire de s’y installer. Alors, je pensai à toi, Ludovic Manin, car en fait je regrettais de t’avoir quitté. Je me dis que l’on ne refaisait pas le passé, mais j’appris que les gens qui se rendaient dans l’île pouvaient rajeunir, par le truchement de ce fameux calva des pommes de Freya. Grâce à une ancienne relation de travail, je découvris ton projet de voyage à l’île Maurice et ton adresse. Je décidai alors de disparaître, partis pour la Madeleine et ne revins à Paris que pour t’envoyer les billets et même la cage pour le chat. A l’occasion, j’avais repris du service. C’est ainsi que tout à l’heure, à Orly, je pris mon poste sur le 747 et j’attendis que tu sois là. Dieu merci, mon espoir ne fut pas déçu. »

Elle se tut et but une gorgée de punch. J’avais tellement de questions, que je ne savais par où commencer.

« Combien de temps resteras-tu ici ? » me décidai-je à demander.

« C’est toi qui décideras, répondit-elle. Je resterai autant de temps que toi tu voudras poursuivre cette expérience. L’effet des pommes de Freya n’est pas permanent et tu peux rentrer et même reprendre ton ancienne vie tant que tu le souhaites. Si tu comptes toutefois t’installer ici, tu devras reprendre de ce breuvage régulièrement.

– Rester ici avec toi me paraît une fort bonne idée, mais de quoi vivrons-nous ?

– Tu n’as pas à te soucier de l’argent. Contente-toi de m’aimer et d’écrire si tu en as envie ! »

Elle rit, puis proposa d’aller dormir, car le matin viendrait vite. J’espérais qu’elle partagerait ma chambre, mais elle n’en fit rien. Cela me contraria un peu, mais j’essayai de ne pas me poser de questions.

III

Le lendemain matin, elle vint me réveiller vers dix heures. J’étais encore fatigué par le décalage horaire. Nous prîmes le petit déjeuner sur la véranda.  Quand nous fûmes prêts, Alice sortit la voiture (une Mercedes GLA) et entreprit de me faire découvrir une partie de l’île. La petite ville de Port-Dauphin était charmante. Il y avait de jolies églises colorées avec des statues de Saint-Expédit fleuries par la ferveur populaire. Nous visitâmes ensuite le jardin botanique. Là, je m’enivrai de senteurs et photographiai Alice, fleur parmi les fleurs. Puis nous allâmes déjeuner dans un restaurant créole. L’après-midi, la jeune femme prit la route qui traversait l’île à travers une magnifique forêt tropicale. Le voyage s’acheva sur une petite plage déserte et nous nous baignâmes sans aucun vêtement. Alice était fidèle à mes souvenirs et j’eus brusquement envie de lui faire l’amour. Elle me dit qu’elle me désirait aussi mais qu’elle ne savait pas si elle devait céder à la tentation à cause de son mari et de ses enfants.

« Mais je croyais que tu les avais quittés, dis-je.

– Je ne sais pas, répondit-elle, peut-être devrais-je retourner un jour à Paris ?

– Tu m’as emmené si loin pour me dire cela ? Je pensais… enfin j’espérais… Bon, peu importe ce que j’espérais ! »

Déçu, je me rhabillai et me plaçai face à la mer, à observer les vagues de l’Océan atlantique. Là-bas, très loin, il y avait la Bretagne et mes souvenirs. Elle se plaça dans mon dos, m’enlaça et me demanda de lui laisser un peu de temps.

Nous rentrâmes vers la maison et nous servîmes des punchs sous la véranda. Alice me raconta un peu sa vie et son ennui durant les dernières années. Je me confiai à mon tour et lui avouai que ma vie ne ressemblait à rien depuis qu’elle m’avait quitté. Mon travail m’ennuyait la plupart du temps. J’écrivais mais je n’arrivais pas à publier. Ma seule consolation était mon chat. Je disais aussi avoir eu de la chance de ne pas quitter l’Ile-de-France… Alice se leva pour préparer le repas et je restai seul à observer la mer au loin. Le chat vint se placer sur mes genoux et ronronna. Il semblait heureux de sa nouvelle vie et je me dis soudain que je ne pouvais pas croire en mon bonheur, que je rêvais et allais bientôt me réveiller dans le meilleur des cas tout seul dans ma chambre d’hôtel, à la pointe des canonniers. Alice me demanda de déboucher une bouteille de vin d’Anjou et apporta le poulet à la louisianaise qu’elle avait préparé. Nous continuâmes notre conversation. Elle ne se disait pas malheureuse avec Guillaume, mais elle avoua qu’elle l’avait épousé plus pour la sécurité matérielle qu’autre chose. Cependant, elle se disait catholique et l’idée de tromper son mari l’intimidait encore. Je lui racontai ma croisière en Grèce et ne pus m’empêcher d’évoquer Hélène, que je croyais avoir aimée, mais qui, curieusement avait complètement disparu après ce voyage. Alice m’écouta et me demanda si j’aimais toujours cette Hélène.

« Non, dis-je, je ne crois pas. Elle était comme un rêve, un peu comme ici et j’ai peur que tout ceci ne disparaisse bientôt.

– Cela n’arrivera pas ! Le secret de la Madeleine est bien gardé, mais beaucoup de gens vivent ici une éternelle jeunesse, certains depuis plus d’un siècle.

– Je serais curieux de rencontrer ces gens.

– Je te conduirai un jour chez le baron Hector de Loriens. Il a vécu sous le Second-Empire, où il a fait fortune dans la banque et le commerce transatlantique. Il a été l’un des premiers à s’installer ici. En arrivant, il a découvert une ville coloniale quasi intacte, mais curieusement vide d’habitants. Cependant, il a très vite repeuplé la colonie.

– Que sont devenus les anciens habitants ?

– C’est un mystère auquel personne ne sait répondre, toutefois la légende dit que tous les trois-cents ans de mystérieux visiteurs viennent ici et font monter les habitants de l’île à bord de leurs nefs, lesquelles se dirigent alors vers la ceinture d’Orion, Shibalba chez les Mayas, le pays des morts…

– Tout ceci n’est guère rassurant. Quand ces mystérieux visiteurs devraient-ils revenir ?

– Pas avant un siècle si on en croit les racontars ! Nous sommes tranquilles pour le moment.

– Oui et après, Dieu sait ce qu’il nous arrivera. Je n’aime pas beaucoup ces histoires d’Aliens qui enlèveraient des humains…

– Ne t’inquiète pas Ludovic ! Il ne s’agit après tout que d’une légende.

– Oui mais ce qui est sûr, c’est que les premiers habitants qui ont fondé cette colonie ont disparu… Cela n’est guère rassurant.

– Oh, nous avons un siècle pour y penser ! »

Nous terminâmes par le dessert, une île flottante, puis allâmes nous délasser dans le jacuzzi. Là encore, nous oubliâmes les maillots et Alice se laissa faire enfin, alors que je commençai à la caresser.

IV

Le lendemain matin, Je me réveillai dans les bras d’Alice comme il y a si longtemps. J’étais heureux, mais je n’arrivais pas à me départir d’un reste d’humeur sombre. Alice était imprévisible. Je le savais d’expérience. Je me doutais qu’elle finirait par repartir pour Paris et me laisserait seul ici. Alors ce petit paradis me paraîtrait tout à coup terriblement amer !

Après le petit déjeuner, ma compagne m’emmena au port, où était amarré son petit voilier. Nous sortîmes en mer et nous dirigeâmes vers les petites îles d’Émeraude toutes proches. La dernière, l’île des quetzals, se cachait au-delà de la ligne d’horizon. Je demandai si ces oiseaux peuplaient l’île.

« Bien-sûr, dit Alice, qu’imagines-tu ?

– C’est étrange, de tels animaux ne devraient pas se trouver aux Antilles !

– Eh bien ils y ont été introduits.

– Par qui, les Mayas ?

– Pourquoi pas ? Nous ne sommes pas les premiers à être arrivés dans ces îles, c’est certain. »

Je me dis que les Mayas étaient très présents depuis hier, entre Shibalba et les quetzals. Nous mouillâmes dans une petite crique, et passâmes la journée à nous baigner dans le plus simple appareil, à nous dorer au soleil, à faire l’amour aussi… En fin d’après-midi, nous mîmes le cap vers Port-Dauphin. Alice avait prévu de se rendre à dîner chez le baron de Loriens.

Nous remontâmes vers la villa et nous changeâmes, revêtant nos plus beaux habits. Puis la Mercedes nous conduisit à la plantation où vivait Hector de Loriens, en compagnie de deux domestiques, et d’une jolie jeune femme russe, qu’il venait d’épouser, après avoir passé quelque cent cinquante ans en célibataire, à flirter avec les jolies Américaines lesquelles, de temps à autre, venaient visiter la colonie. C’était là un grand mystère : Certaines agences d’Outre-Atlantique semblaient avoir ajouté la Madeleine à leurs catalogues, et des Boeings venus de Miami ou de New-York atterrissaient chaque jour avec leur cargaison de touristes, les remportant une ou deux semaines plus tard ! Personne ne savait qui étaient réellement ces jeunes gens, ni pour quelle raison la CIA ne semblait pas s’intéresser de près à l’île mystérieuse.

La maison du baron était une jolie bâtisse quadrangulaire à murs épais, avec un toit à quatre pentes et une galerie couverte, laquelle faisait le tour du bâtiment principal. Le baron accueillit ses hôtes en frac. Sa femme Anastasia portait une robe longue de soie rouge avec tous ses bijoux. Alice ne paraissait pas trop habillée dans sa robe de cocktail noire, ni moi dans mon smoking. On s’assit dans la véranda pour le punch et le baron, en tant que doyen de la colonie, souhaita la bienvenue à ses invités.  Notre hôte raconta que l’île avait été colonisée autrefois par les Malouins et que l’établissement avait prospéré en marge du royaume de France, car l’accès à ces îles était resté un secret, tout comme celui à l’île d’Albigny. Il expliqua également comment il avait entendu parler des îles par l’un des capitaines de sa flotte de cap-horniers de Nantes, lui-aussi malouin. Contre un peu d’or, celui-ci avait alors accepté de livrer le secret de l’accès aux îles. Le baron avait d’abord visité Albigny et découvert le breuvage d’éternité maintenant les îliens éternellement jeunes, puis il avait franchi l’Atlantique et s’était installé avec ses amis ici. L’île de la Madeleine était alors déserte.

« Les Aliens avaient-ils enlevé les habitants ? demandai-je.

– Non, répondit le baron, ceci n’est qu’une légende. Je crois plutôt que plus personne ne fournissait l’île avec le fameux calva issu des pommes de Freya et que tous les habitants étaient morts de leur belle fin, tandis que depuis la Révolution, tout le monde ou presque avait oublié l’existence de la Madeleine.

– Il n’y aurait donc aucun mystère à cette disparition ?

– Aucun non ! Cette fable a été colportée dans les années soixante par des résidents venus des États-Unis, cependant elle ne possède aucun fondement.

– Donc il n’y aurait aucun risque que nous disparaissions d’ici un siècle ?

– Foutaises tout ceci, pardonnez-moi mon ami ! »

On passa à table. Léonie, la cuisinière, avait préparé de la langouste, et le baron débouché un fameux chablis. Alice s’ouvrit alors de son projet futur : visiter avec moi l’île des quetzals. Le baron fronça les sourcils, car d’autres légendes couraient sur cette île, par exemple celle d’une cité maya engloutie, dont tous les explorateurs qui avaient espéré la découvrir n’étaient jamais revenus. Les derniers en date, c’étaient des jeunes Américains qui étaient partis là-bas faire la fête en louant un petit hydravion. Le pilote avait raconté qu’ils avaient voulu pratiquer la plongée près de l’île, mais qu’au bout d’une journée ils n’étaient pas rentrés. Alors il était revenu seul. Je me déclarai intrigué. J’avais toujours rêvé de cités perdues, notamment englouties. Le baron m’avoua que je devais me méfier de tels rêves. L’éternité à la Madeleine avait un prix, celle de laisser en paix les légendes.

Après le repas, le maître des lieux m’invita à me retirer sous la véranda, tandis que ces dames papotaient au salon. Il m’offrit un havane et un très vieux rhum issu de sa production. Il me régala de toutes sortes d’anecdotes sur sa tumultueuse vie. Je l’écoutai avec attention et lui parlai finalement de mon étrange rencontre avec Hélène en Méditerranée. Il me confia malicieusement que les dieux m’avaient joué un vilain tour et j’acceptai alors cette explication comme parfaitement logique.

Finalement, les cigares s’éteignirent et les conversations aussi. Alice et Anastasia nous rejoignirent et se firent servir une poire. Puis nous retournâmes à la voiture.

Je confiai à ma compagne mon désir de rencontrer le pilote évoqué par le baron, et aussi mon envie de visiter l’île des quetzals. La jeune fille était un peu inquiète. L’endroit n’avait pas bonne réputation. Elle me dit qu’on en reparlerait demain matin.

V

Le lendemain, Alice me conduisit à la petite compagnie d’aviation qui siégeait au port. Il y avait là un Cessna 406 et un Cessna 402 à flotteurs beaucoup plus grand. Elle demanda à voir Miguel Lopez, le pilote qui avait autrefois conduit les jeunes Américains dans l’île des quetzals. Il effectuait un vol vers l’une des îles avec de nouveaux arrivants, et ne serait pas de retour avant le soir. Nous en profitâmes pour visiter le musée. La Madeleine n’avait pas toujours été aussi heureuse. Les Indiens caraïbes, qui l’occupaient avant l’arrivée des Européens, avaient été affreusement massacrés et l’esclavage y avait été introduit, en même temps que de nombreux Noirs du golfe de Guinée. Cependant ceux-ci avaient tous disparu à l’époque où le baron de Loriens avait de nouveau peuplé la colonie. Il avait introduit d’autres Noirs des îles voisines pour repeupler l’île et travailler dans les plantations. En général ceux-ci n’avaient pas accès au breuvage magique de l’île d’Albigny et je compris que le paradis de la Madeleine était en fait réservé à quelques privilégiés. Pourquoi cette main d’œuvre ne se révoltait-elle pas ? Était-ce du fatalisme ou un autre mystère ? Mais peut-être les Noirs, lesquels croyaient en la véritable vie éternelle, celle promise par le Christ, et chantaient dans les églises lors d’émouvantes cérémonies, étaient-ils plus sages que les Blancs arrivant de temps à autre par l’avion de Paris ?

Je ressortis de cette visite, totalement bouleversé, et cela me décida encore plus à découvrir le secret de l’île des quetzals. Nous allâmes manger dans un restaurant créole, puis nous rendîmes à la plage, avant de revenir vers le port. Miguel Lopez était de retour. Il annonça qu’il voulait bien nous conduire dans l’île des quetzals, mais que c’était à nos risques et périls. Je demandai au pilote de me parler de ces ruines. Il prétendit avoir aperçu en vol une cité maya quasi intacte sous l’eau, mais n’avait jamais plongé sur place. Tous ses clients qui l’avaient fait avaient disparu. J’avais pourtant envie de tenter l’expérience et, à vrai dire, Alice était curieuse également

On prit rendez-vous pour le lendemain, le temps d’acheter du matériel.

Ainsi fut fait et le matin suivant, Miguel Lopez aida à charger nos bagages à bord du Cessna 406. On s’installa et le pilote lança le moteur. Il déjaugea bientôt sur la piste liquide et mit le cap au Nord-Ouest, en direction de l’île des quetzals, qu’il atteignit au bout d’une heure de vol. Il montra à ses passagers les ruines fabuleuses, à quelques dizaines de mètres sous l’eau cristalline. Puis il amerrit parallèlement à la plage, et ancra l’hydravion à quelques encablures du bord. Il sortit alors le canot pneumatique et nous aida à embarquer notre matériel. Puis, nous gagnâmes la plage tous les trois. On monta la tente et on installa le camp. Dans la soirée Miguel repartit. Il dit qu’il repasserait dans trois jours, en espérant nous retrouver, et nous souhaita bonne chance. Demeurés seuls nous entreprîmes de découvrir le lieu et les fameux quetzals. Nous grimpâmes en haut du volcan qui couronnait l’île et aperçûmes la plus proche terre au loin. Ensuite nous retraversâmes la forêt vierge et revînmes vers le camp. Je pêchai quelques poissons et allumai le feu pour les faire griller. Entretemps, Alice avait cueilli quelques fruits. Nous passâmes la soirée à observer les étoiles. Je demandai alors à ma compagne si elle souhaitait toujours effectuer la plongée sur les ruines demain matin. Elle me dit qu’elle était curieuse de découvrir ce qui se cachait là-dessous. Nous ne nous étions pas retrouvés tous les deux sous la tente depuis très longtemps et appréciâmes réellement ce moment d’intimité. Cette nuit-là, je fis l’amour à Alice comme au premier jour. Nous croyions avoir atteint l’Éden et ne voyions pas ce qui pourrait troubler notre petit paradis.

VI

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, je demandai une dernière fois à Alice si elle savait ce qu’elle faisait. Elle me dit de ne pas m’inquiéter et nous nous équipâmes pour la plongée. Nous nageâmes alors quelques brasses et disparûmes sous l’eau, atteignant bientôt les petites pyramides, hantées seulement par les requins de récifs. Nous fîmes le tour des ruines et ne découvrîmes rien de spécial, sinon de jolies fresques, à moitié effacées, ainsi qu’un autel servant autrefois aux sacrifices. Puis nous remontâmes à la surface, satisfaits de notre exploration. Nous avions pris quelques photos, que nous espérions exposer à Port-Dauphin. Nous passâmes le restant de la journée à nous baigner dans la tenue des premiers jours, à festoyer et à faire l’amour, avant d’aller dans la forêt observer les quetzals. La nuit nous nous réunissions autour du feu. Alice avait emmené sa guitare et chantait quelques chansons reprises en chœur par moi : « If you´re going to San Francisco… » Nous pensions enfin avoir découvert le bonheur et que rien ni personne ne pourrait nous empêcher d’être heureux… Pourtant je me réveillai seul le lendemain matin. Je découvris des traces de pas dans le sable et elles se dirigeaient vers la mer, en direction des ruines en fait. Je ramassai aussi un collier de coquillage arraché au cou d’un mystérieux visiteur.  A l’évidence, Alice avait été enlevée. En tout cas, son matériel de plongée avait disparu. Se pouvait-il qu’elle ait suivi de plein gré ses ravisseurs ? Je préférai ne pas attendre le retour du pilote. M’équipant d’un fusil sous-marin, je plongeai. Explorant les ruines, je finis par découvrir une ouverture et atterris alors dans un bassin donnant sur une salle aux fresques colorées, éclairées par des torches. J’émergeai, ôtai mon équipement et découvris celui d’Alice abandonné. Je rangeai le mien à ses côtés. Alors, armé de mon seul fusil sous-marin, je m’aventurai dans le labyrinthe donnant sur la salle. Finalement, je découvris un homme déguisé en Maya et armé d’une massue. Cependant ce dernier était blond.

L’homme m’apostropha en anglais avec un fort accent du Middle-West :

« C’est toi le Français qui était avec la fille hier ? me demanda t’il.

– Qui êtes-vous ?

– Je m’appelle Mike ! On est quelques-uns à être tombés ainsi dans les filets des hommes-poissons.

– Les hommes-poissons, quelle est cette légende ?

– Ce n’est pas une légende, sache-le ! Les hommes-poissons sont les anciens habitants de cette ville, devenus amphibies par la grâce de la déesse Ix Chel.

– Qu’est-il arrivé à Alice ?

– Cette jolie blonde qui t’accompagnait ? Elle n’a pas beaucoup de chance et toi pas davantage : elle deviendra bientôt la compagne du dieu Kukulkan. Il s’agit là d’un homme étrange. Il ne ressemble pas aux hommes-poissons et ne peut vivre sous l’eau. Il est blond comme moi et cherche à épouser une femme également blonde pour perpétuer la race sacrée. Beaucoup de jeunes femmes, des touristes comme moi, venues ici pour visiter les ruines, en ont fait les frais. Cependant le dieu est irascible et on dit que, s’il n’est pas satisfait de sa concubine il l’emmène dans le labyrinthe harmonique et il la perd.

– Il la perd ?

– Oui c’est terrible, elle disparait à jamais. Certains prétendent que ces filles retrouvent leur ancienne vie en Amérique, mais rien n’est moins sûr.

– Conduis-moi à ce Kukulkan !

– Tu es fatigué de la vie ?

– Je suis surtout inquiet pour le sort d’Alice.

– Laisse tomber !

– Conduis-moi, je te dis !

– Tu l’auras voulu. »

A la suite de Mike, j’entrai dans le labyrinthe et débouchai bientôt sur une grande salle. Les hommes poissons faisaient cercle autour de leur chef, un grand gaillard aux longs cheveux blonds, avec une barbe. Ma belle amie se tenait à ses côtés et semblait droguée. Elle répétait sans cesse la même phrase : « Oui je veux que le soleil renaisse au matin ! »

Sans hésiter, je m’avançai au milieu de la foule et apostrophai le prétendu dieu :

« Kukulkan, je te défie de laisser partir ma femme Alice ici présente ! »

Les hommes-poissons firent cercle autour de moi et pointèrent leurs lances dans ma direction. Kukulkan leva la main en signe d’apaisement. Il s’adressa à moi en anglais, avec un accent indéfinissable :

« C’est toi, jeune homme, qui te trouvais avec cette femme dans l’île sacrée. Sais-tu que ce territoire ne peut être souillé et que pour cette raison vous serez nos prisonniers pour votre vie durant ?

– Nous ignorions tout de cette loi. Si tu es un dieu, montre-toi magnanime et laisse-nous partir !

– Cette femme sera ma nouvelle compagne avant cette nuit, qu’est-ce qui te ferait croire que je renoncerais à elle aussi facilement ?

– On dit, ô grand Kukulkan, que tes nouvelles épouses te lassent bien vite. Laisse partir celle-ci et poursuis ailleurs ta quête !

– Tu m’amuses, ô étranger ! Quel est ton nom ?

– Je m’appelle Ludovic Manin.

– Oui j’ai déjà entendu parler de toi par une relation en mer Egée. Allons viens, je t’invite à partager mon repas. »

Je suivis ainsi le dieu blond, barbu et emplumé, dans un recoin du palais. Il tenait Alice par la main. Elle semblait toujours aussi hébétée. Elle avait vraisemblablement été droguée.

Nous nous assîmes sur des coussins d’un indéfinissable cuir et des femmes-poissons servirent le repas. Je racontai mon histoire, ma vie monotone à Paris, mon arrivée ici et Alice qui semblait m’aimer toujours. Elle était tout ce qui me restait et je ne pouvais pas me permettre de la perdre. Le prétendu dieu écouta attentivement et fit à son tour des confidences. Voilà longtemps, il était un moine en Irlande et s’appelait frère Ciarán. Puis, il était parti évangéliser l’île d’Albigny, dont il avait entendu parler, et avait découvert le secret des pommes de Freya. Ensuite il avait traversé l’Atlantique et avait atterri ici. Il avait été confondu avec l’un des dieux de ce peuple, et vivait éternellement grâce au pommier qu’il avait acclimaté ici. Cependant il s’ennuyait, cherchait la femme idéale mais ne la rencontrait pas. Ces touristes américaines, qui échouaient par ici étaient totalement insipides. Par contre, avec Alice, il avait quelque espoir.

« Et si par hasard elle ne convenait pas, demanda Ludovic ?

– Alors elle retournerait à son ancienne vie par le labyrinthe harmonique.

– Laisse-moi repartir avec elle, ô frère Ciarán, je te le demande au nom de Jésus.

– Alors si tu le demandes au nom du fils de Dieu, je ne puis refuser ta requête. Vous êtes libres de repartir tous les deux.

– Merci. Que Dieu te garde !

– Que Dieu et Marie veillent sur toi ! »

Nous fûmes reconduits vers le bassin. J’aidai Alice à s’équiper, et revêtis à mon tour mon équipement. Je demandai à Mike et aux autres Américains s’ils voulaient venir avec nous, mais ceux-ci préféraient rester. Alors je dis adieu au peuple de la cité engloutie et poussai Alice dans l’eau. Puis je me jetai à mon tour dans le bassin et aidai ma compagne à se diriger vers la surface. Nous nous traînâmes vers la plage. Alice se réveilla bientôt de sa torpeur et demanda ce qui lui était arrivé. Je le lui expliquai alors. Elle me dit qu’elle me devait une fière chandelle. Cependant, je lui racontai qu’elle n’avait pas échappé à grand-chose, sinon à reprendre son ancienne vie. Alors elle m’avoua que cela aurait sans doute été mieux ainsi. Le soir auprès du feu, elle m’expliqua que son mari et ses enfants lui manquaient, qu’elle allait rentrer chez elle. Libre à moi de demeurer ici ! … Pourtant je lui expliquai que, sans elle, cette éternité n’aurait aucun sens, et qu’il fallait également que je rentrasse à Paris. Je la remerciai pour ces belles vacances, et aussi pour m’avoir aimé de nouveau. Nous demeurâmes encore un mois à Sainte-Madeleine, le temps de fêter notre plus étrange jour de l’an et de retrouver notre âge réel. Puis, le Boeing d’Air France nous ramena vers Orly, où nous nous dîmes adieu. Alice disparut dans un taxi. Quant à moi, la cage du chat dans une main, ma valise dans l’autre, je m’engouffrai dans une autre voiture.  Mes vacances étaient écoulées et j’avais une redoutable nostalgie du jour de l’an à la Madeleine. Je rentrai chez moi, libérai le chat, lui donnai un peu de nourriture. Puis, je me versai un Springbank. J’étais certes heureux d’avoir vécu cette aventure avec Alice, mais je me demandais si je n’aurais pas dû rester là-bas, même seul. Et puis je me dis que non, Paris m’aurait beaucoup trop manqué…