Catégorie : Paris

Budé

La vie de Ludovic Manin à Genève et en province se déroulait sans histoires. Un jour cependant, il repensa à Paris. Les éditions « les Belles lettres » fêtaient le millième Budé et pour cela avaient organisé une campagne d’affichage dans le métro parisien. Ludovic n’avait pas vu Paris depuis assez longtemps, aussi prit-il connaissance de ces publicités sur les réseaux sociaux. Il ne regrettait pas d’être à Paris à cause des grèves et des manifestations organisées aujourd’hui, mais imagina voir ces affiches dans le métro, à la station Montparnasse par exemple et aller acheter quelques Budés à la librairie des Belles lettres. Il constata qu’aujourd’hui il était totalement tributaire d’Internet et de la Poste et cela l’attrista.

Ludovic ne travaillait pas aujourd’hui. Il lisait le livre II de Pline, commandé sur Internet. Sa femme qui travaillait à distance lui réclama du thé Dammann commandé aussi sur Internet. Autrefois il aurait été le chercher place des Vosges. La société s’était en partie dématérialisée et distanciée. Aujourd’hui plus personne ne voulait vivre en banlieue et la vie dans le centre-ville de Paris était inabordable !

Les vies parallèles

J’ai commencé cette histoire en mars dernier pendant le premier confinement. J’ai décidé de la poursuivre ce soir et de la terminer, peut-être provisoirement, car j’attends de voir ce que va devenir notre monde frappé aujourd’hui de folie pour écrire la suite. Je dédie ce petit texte à tous les étudiants d’aujourd’hui qui ne connaissent pas la chance comme moi autrefois de prendre seulement un café en bonne compagnie à la sortie d’un cours. Courage !

Je réédite ce texte aujourd’hui en attendant de le poursuivre. Au bout de chaque tunnel, il y a l’espoir, il y a la lumière.

Nathalie uxorae fidelissimae

Jocelyn Fabre était étudiant en lettres classiques à la Sorbonne. Depuis trois jours il ne sortait plus de chez lui à cause d’un virus venu de Chine qui avait ravagé le monde. Il repensait au Décaméron, à ces aristocrates florentins qui s’étaient enfermés à Fiesole pour échapper à la peste, mais il était seul dans son studio à Montparnasse. Il n’avait que son chat roux et blanc, Caton, pour lui tenir compagnie. Depuis le début du confinement, il avait relu une bonne partie de l’Iliade et avait travaillé sa traduction. Il écoutait aussi beaucoup de musique, dont ses opéras de la Richard Wagner edition.  Il regardait la télé. Il en avait un peu assez à présent. Il observait la rue ensoleillée par la fenêtre et avait envie d’aller se promener au Luxembourg. Mais c’était impossible car le parc était fermé. Il se leva et regarda à l’intérieur du petit réfrigérateur qui équipait sa kitchenette. Il n’y avait plus grand-chose ! Il remplit le formulaire et se décida à sortir pour faire des courses à la supérette.  Il fut surpris par le nombre de gens qui traînaient dans la rue malgré les interdictions. Il entra dans le magasin et salua les employés munis de gants et de masques. Il acheta quelques provisions et une bouteille de chianti, puis retourna vers son immeuble des années soixante-dix. Il remonta à pied vers le sixième étage et fit tourner la clé dans la porte. Le chat vint le saluer en miaulant.  Il lui sortit une boîte. Puis, il se fit un repas de pâtes et déboucha la bouteille de chianti. Le vin lui réchauffa les entrailles. Après le repas, il se dirigea vers son ordinateur. Il regarda les réseaux sociaux et vit comment le monde continuait de tourner malgré tout. Il tomba sur une pub. Il y avait un site qui s’appelait « Ourlandia » et qui s’inspirait visiblement de l’Italie renaissante.  Il y avait toute la péninsule médiévale reconstituée avec la plupart des villes. Intrigué, il décida de s’inscrire sous le pseudo de Giovanni da Diansilva. Il lança le jeu, se connecta et se retrouva à Venise.

Vêtu comme un gentilhomme du XVe siècle, il déambulait sur la place Saint-Marc apparemment déserte. Il admira la reconstitution du palais des Doges et de la basilique. Il quitta la place et se promena le long d’un canal. Il croisa alors une jeune femme aux longs cheveux blonds, dans une robe aux motifs d’acanthe. Il la salua. Elle lui répondit en lui souhaitant la bienvenue.

« Vous connaissez Venise depuis longtemps ? » demanda le gentilhomme.

– Oui je suis ici depuis quinze jours. Je viens d’un pays qui a disparu, la Bukhovnine.

– Où se trouve la Bukhovnine ?

– Loin vers l’Est ! C’est un pays qui a été conquis par les Turcs. Mon prince, Ladislas Varna, est mort en luttant contre eux et moi je me suis enfuie. Je suis arrivée ici il y a peu et j’ai fait mon chemin dans cette communauté. Je possède maintenant un palais sur le Grand canal.

– Belle réussite, moi pour l’instant je loge à l’auberge ! A propos, je me présente : Giovanni da Diansilva. Je suis un ex condottiere. Moi-aussi, je dois dire qu’en quelque sorte je me suis enfui après la mort tragique de ma femme, Laura degli Albizzi, des suites d’un accouchement difficile.

– Vous m’en voyez désolée.  Mon nom est Constanza, Constanza Varna. Mais pardonnez-moi, je dois vous quitter à présent. Je vous dis à bientôt Messer.

– A bientôt noble dame. »

Et elle s’effaça. Visiblement elle s’était déconnectée.  Jocelyn explora la ville, le port, entra dans une taverne et discuta avec quelques joueurs. On lui apprit qu’il fallait travailler tous les jours, dans les champs par exemple. Il se rendit au palais et obtint un engagement. On lui avait dit que bientôt il pourrait obtenir un champ ou deux. Plus tard, il pourrait acheter un palais où s’installer et des meubles.

Jocelyn se déconnecta et réfléchit à cette nouvelle rencontre qui l’intriguait. Qui pouvait bien se cacher derrière le personnage de Constanza ? Il se dit qu’il valait mieux ne pas trop y penser.

Le lendemain, il se reconnecta. Il fit la connaissance d’autres joueurs dont un membre du Grand conseil, qui justement lui en donna, mais il ne vit pas Constanza. Il retourna alors à sa solitude. Il se replongea avec acharnement dans sa traduction de l’Iliade. Il lut même quelques histoires du Décaméron. Il regarda un film à la télévision. Il observa le monde depuis les réseaux sociaux, mais l’avatar de la jeune femme en costume préraphaélite l’obsédait. Il n’avait goût à rien. Si seulement il pouvait se promener, traîner aux terrasses des cafés pour penser à autre chose, mais rien ! A présent, tous les lieux publics étaient clos pour une durée indéterminée et il n’avait que son ordinateur pour le relier au monde. Il regarda le film « Passengers ». Il se voyait enfermé dans un vaisseau spatial, sans la possibilité de quelque rencontre féminine qui lui ouvrirait une perspective. Il appela Hélène, une camarade de fac avec qui il avait vaguement flirté et qui s’était réfugiée en Bourgogne chez un oncle et une tante. Elle fut assez distante au téléphone et il raccrocha bien vite. Il veilla tard cette nuit-là et se réveilla à une heure également tardive. Cette journée-ci Constanza n’était pas venue et il commençait à craindre qu’il ne lui soit arrivé quelque-chose. Par les temps qui couraient, personne ne se trouvait à l’abri !  Le lendemain il ressortit faire quelques courses et ramena une bouteille de vin rouge. Il ne se connecta pas. Il avait décidé d’oublier cette Italie virtuelle.

Les mois avaient passé. On n’était pas sorti de la crise contrairement à ce que tout le monde espérait. Les vacances étaient venues. Jocelyn avait été les passer à Chamonix en compagnie d’Hélène. Ils avaient fait quelques randonnées dans la montagne, étaient montés au sommet de l’aiguille du Midi, avaient mangé plusieurs fois au restaurant, traîné dans les bars et les boîtes de nuit… Bref, ils avaient mené une vie normale aussi insouciante que leurs vingt ans ! Hélène n’aimait pas réellement Jocelyn, mais elle acceptait innocemment de coucher avec lui. Pourtant, la jeune fille ne se gênait pas pour séduire d’autres garçons. Plusieurs fois même, elle monta dans la voiture de l’un d’eux et disparut un ou deux jours. Le jeune homme en souffrait, car il était très attiré par Hélène sans être réellement épris d’elle, vu il ne se faisait aucune illusion à propos des sentiments qu’éprouvait la jeune fille à son égard. Hélène était un électron libre et Jocelyn le savait. Il avait beaucoup de sagesse pour son jeune âge, mais pas suffisamment pour renoncer aux plaisirs du sexe sans amour véritable. Aussi souffrait-il en silence. Jocelyn était croyant sans être réellement pratiquant. Il était baptisé catholique et l’éducation que lui avaient offert ses parents l’avait profondément marqué. Il croyait en l’amour véritable, en la possibilité de rencontrer une âme sœur créée par Dieu pour vivre à ses côtés. Mais tout ce romantisme ne cadrait pas avec l’infâme cynisme et la dureté des temps contemporains. Hélène en était la parfaite illustration, libre de son corps comme de son esprit. Elle aimait Michel Onfray et les philosophes antiques dont le matérialisme s’opposait à l’idéalisme de Platon et d’Aristote. Jocelyn nourrissait à l’égard de Platon une réelle passion. Il était doué pour la philosophie et avait même été présenté au concours général par son professeur du lycée de Saint-Germain. Il avait obtenu son bac littéraire avec une mention très bien. On lui avait conseillé de s’inscrire en hypokhâgne pour préparer ensuite Normale Sup, mais il avait préféré opter pour une formation en lettres classiques à Paris IV. Ce brillant jeune homme était passionné par les langues anciennes, le grec et le latin, mais aussi l’irlandais et le norrois. Il avait même commencé à étudier le vieil-anglais ! Il songeait à obtenir une place à Cambridge après sa licence ou son Master, grâce à Erasmus. Il attendait impatiemment ce moment, mais aujourd’hui, le virus venu d’Asie avait tout remis en cause. Le Brexit d’ailleurs n’avait pas simplifié les choses non plus. A la rentrée, il avait débuté sa licence, mais les cours ne se passaient que par ordinateurs interposés. Jocelyn ne pouvait pas arpenter le sol de marbre de la Sorbonne, ni discuter dans les cafés avec ses condisciples ou ses professeurs. Il ne pouvait plus du tout aller au musée ou au cinéma. Paris était devenu morne, vidé de sa substance profonde et de son esprit qui avait fait sa gloire et sa célébrité à travers le monde. Certes il pouvait encore se promener dehors, dans les rues où tout le monde portait un masque, comme dans quelque improbable opus de science-fiction. Il se rendait sur les quais. Il visitait encore les échoppes des bouquinistes. Il traversait le pont des Arts vide des touristes américains, russes ou asiatiques qui le hantaient autrefois. Il parvenait aux guichets du Louvre et contemplait la pyramide de verre  énigmatique, dont les portes semblaient à jamais fermées du fait de quelque malédiction pharaonique ou bien biblique. Il revenait chez lui à pied toujours, traversait le Luxembourg et se terrait dans son antre à Montparnasse. Hélène venait le voir parfois et il débouchait une bouteille de cahors ou de vin d’Anjou. Ils commandaient une pizza et la dévoraient devant la télévision en se querellant à propos de la prétendue naïveté de Rohmer ou du réel cynisme de Polanski. Ils avaient de grandes discussions à propos de tout et se retrouvaient toujours en visionnant « Sept ans de réflexion », « Casabianca » ou bien « Out of Africa », ou encore quelque autre film, par exemple l’un de ceux d’Alfred Hitchcock… Après cela ils faisaient l’amour. Hélène était très douée pour cela et elle appréciait également Jocelyn pour amant. Elle restait rarement la nuit pour dormir avec lui et s’enfuyait dans la quasi obscurité des rues de la ville, à peine troublées par le passage entêtant d’une voiture ou d’un scooter. Jocelyn restait seul et finissait par s’endormir en compagnie de son chat sur le futon.

Il étudiait, lisait, se promenait le plus possible pour avoir l’impression d’exister, de profiter des couleurs automnales de la ville qui se moquait des amoureux l’adulant autrefois, mais qui restaient prisonniers à présent de leurs sombres métropoles d’Outre-Atlantique ou d’Extrême-Orient. Un jour on arriva au nouvel an chinois. Jocelyn fêta l’année du buffle en compagnie d’Hélène en dégustant du riz cantonais et du poulet à la sauce aigre-douce. Puis vint la saint Valentin. Jocelyn acheta du champagne et commanda des petits plats en sauce chez le traiteur. Cependant, Hélène lui annonça que ce serait la dernière fois qu’ils se verraient. Elle rentrait chez ses parents en Martinique pour travailler avec eux dans leur distillerie de rhum ! La jeune fille laissait là ses études de grec et de latin. Elle ne voulait pas enseigner de toute façon et disait en avoir assez appris. Elle prétendait vouloir vivre intensément, pas passer sa vie le nez dans des bouquins ou derrière un écran. Elle pensait qu’Epicure ou Lucrèce l’approuveraient et qu’ils ne lui en voudraient pas de préférer la réalité du monde du travail à l’inutile spéculation philosophique, vivre son bonheur plutôt que de l’attendre vainement en s’usant les yeux sur ses Budés dans l’espoir toujours déçu que le beau jeune homme myope assis en face d’elle à l’intérieur de la bibliothèque finirait par remarquer  ses boucles brunes et ses yeux verts opale plutôt que de mettre avec une application de bénédictin en fiches ses livres d’études au programme de l’agrégation d’histoire !…  

Jocelyn ne l’approuva pas. Il était réellement déçu. Il ne tenta pas toutefois de la retenir ou de lui faire changer d’avis. Un jour il l’accompagna jusqu’à Orly et elle disparut derrière les portes de l’aérogare comme un songe vague et triste que l’on oublie au matin. L’avion s’envola bientôt. Jocelyn le regarda s’éloigner avec un détachement tout en feinte et le suivit sur Flight radar jusqu’à ce qu’il atterrisse enfin à Fort-de-France. Il était tard à Paris. Il prit son téléphone, chercha le numéro d’Hélène et l’appela. Elle ne décrocha pas… Elle avait tourné la page ! De son côté, il décida de ne pas laisser de message. Il surveilla un temps la jeune fille sur son compte Instagram mais cela lui passa. Un beau matin il s’éveilla libéré de cette chimère. Tout était devenu clair pour lui ! Il savait que ce genre de relation sans objet ne ferait que retarder la venue prochaine de celle qu’il attendait.

Il finit par se reconnecter sur Ourlandia et rechercha Constanza. Il idéalisait cette femme, mais était-elle seulement une femme ? qu’il imaginait parfaite en tout point, une digne dame telle que l’aurait rêvée Dante ou Pétrarque, une muse néo-platonicienne pareille à Isabelle d’Este ou à Hipatie… Il s’inventait des histoires qu’il narrait obstinément dans les tavernes virtuelles à de candides joueurs qui ne comprenaient pas toujours de quoi il parlait. Il observa, presque avec une pointe de mépris, les pauvres idylles qui se nouaient en ces lieux, les ragots de bonne femme et les crêpages de chignon ! Il rencontra deux ou trois joueurs sortant un peu de l’ordinaire qui avaient entendu parler de Pic de la Mirandole ou de Boccace. Cependant il se lassa encore une fois. Il ne se connectait plus que pour faire fructifier son capital et entretenir son personnage, parfois pour se promener à loisir dans les rues pixellisées de cette Venise onirique.

Un jour il décida de revenir en taverne et croisa une femme qui le fascina. Elle était gaie, spirituelle et semblait le comprendre au-delà des mots qu’il écrivait sur ce vecteur. Il parlait du nom de la rose, de l’Eternel qui avait créé l’univers en jouant avec les lettres. Elle acceptait ses paroles comme une évidence. Il faillit tomber amoureux d’elle platoniquement, car il se méfiait  vraiment de tout cela. Il avait entendu parler de ceux qui pratiquaient le sexe virtuel en ces lieux et il les considérait comme des déviants. Ce genre de chose l’horrifiait. Il considérait que les corps étaient le chemin qu’empruntaient les âmes pour communier et il ne voulait pas s’engager ici dans ce qu’il considérait comme une union factice avec quelqu’un qu’il ne verrait jamais. La jeune femme (elle était semble t’il un peu plus âgée que lui, mais il n’était sûr de rien à vrai dire…) lui avoua un jour qu’elle était tombée amoureuse d’un autre homme qui avait su gagner son cœur un soir de décembre. Elle le prit comme confident et il l’aida à retrouver l’élu. Il jouait son rôle à merveille, celui du chevalier épris de sa Dame retournée au Ciel à la manière d’une Béatrice. Il ne désirait rien d’autre ici, surtout pas une histoire sentimentale, même si (il se l’avouait parfois) il avait presque espéré mener quelque affaire de cœur avec cette Lucrezia (C’est ainsi que la joueuse qui s’appelait en réalité Sylvie avait surnommé son personnage de noble patricienne vénitienne). Il s’investit un peu plus dans la vie économique et culturelle de cette uchronie webesque, même si ses études ne lui en laissaient qu’assez peu le temps.

Il n’avait plus aucune nouvelle d’Hélène et en souffrait assez peu paradoxalement, moins qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il comprenait qu’il ne l’avait jamais aimé d’amour, seulement d’une amitié qui avait revêtu parfois quelque aspect érotique. Il se décida à attendre la femme de sa vie, même s’il se disait que peut-être il ne la rencontrerait jamais. Il se détacha peu à peu de cette simulation pour se consacrer entièrement à ses études. Encore une fois il ne fit que le minimum pour garder son personnage en vie.

La nouvelle lui parvint courant mars : son Erasmus ne lui serait pas accordé pour partir à Cambridge ! La situation sanitaire et politique tendue avait eu raison de ses espoirs. Il en souffrit énormément et perdit espoir. La vie ne lui apparaissait que monotone et injuste. Il abandonna même l’idée qu’il puisse avoir une âme-sœur quelque part. Il fut tenté de replonger dans Ourlandia, cette vie parallèle qu’il s’était inventée, de rechercher sa moitié d’orange dans cet univers virtuel et puis il en abandonna l’espoir un jour. Lucrezia et son galant étaient partis à Modène pour s’installer. Ils s’y étaient mariés dans de magnifiques réjouissances avait-il appris par une relation commune. Jocelyn fit traîner son Giovanni dans les calle tristounettes de cette Venise de pacotille, comme une âme en peine. Il alla boire dans les tavernes et discuter de choses triviales avec des joueurs qui la plupart du temps ne savaient pas aligner deux mots sans faire une faute de syntaxe ou d’orthographe, et qui ne savaient même pas qui était seulement Marco Polo ! Il renonça définitivement, plaça son personnage en retraite prolongée et ne se connecta plus. 

La menace du confinement était toujours présente. On n’avait trouvé aucune solution concrète à ce problème extrêmement grave de santé publique. Et tout partait a volo : l’économie et tout ce qui faisait la saveur de l’existence ! Jocelyn souffrait d’isolement à n’assister ainsi qu’à des cours virtuels. Il en venait à haïr toute cette technologie venue du délire californien, censée rapprocher les hommes, mais qui introduisait une distanciation perverse dans les rapports humains. Il avait entendu parler de gens qui souffraient de dépression et de découragement à force de télétravail. Il se réfugiait dans ses livres, comme à son habitude. Il priait pour que tout redevienne normal, qu’il puisse enfin errer dans les couloirs de la Sorbonne tout comme avant la crise, avant que le monde ne devienne définitivement absurde… Il voulait reprendre l’avion, se rendre à Hong Kong ou à San Francisco. Il voulait vivre, il n’avait guère plus de vingt ans ! Il désirait aimer comme autrefois, mais il ne faisait plus aucune rencontre. Il envoyait la plupart du temps valser les crétines qui tentaient de le contacter sur Instagram, parfois avec des profils douteux, lui envoyant des messages automatiques totalement déconnectés du réel. Il ne supportait plus toute cette chienlit. Il rêvait d’un steak bien saignant dans une brasserie de Montparnasse, d’aller dans un bar et de croiser quelque Australienne blonde et bronzée, qu’il aurait emmenée écouter du jazz rue des Lombards ou manger une brochette grecque rue de la Huchette. Tout ceci n’était plus qu’un rêve, une chimère ! Il songeait tristement à la petite ville bien policée de Cambridge et à ses pubs, à quelque bière rousse du Somerset qu’il aurait dégustée à la température ambiante en faisant des clins d’œil à la serveuse lettone. Il avait envie de découvrir les livres aux tendres reliures des bibliothèques de l’université, de se plonger passionnément dans l’étude du vieil anglais en pensant à Tolkien. Il rêvait de jeux de rôles sur la Terre du Milieu en compagnie d’étudiants des deux sexes. Il avait envie de tomber amoureux de quelque joueuse elfique et de lui écrire des poèmes en sindarin. Il ne pouvait que désirer inutilement tout cela, en baladant sans objet son personnage des Sims à l’intérieur de l’université recréée par les Californiens, prisonnière de son MacBook. Il était au désespoir. Il avait envie à son tour d’abandonner ses études et de retrouver Hélène en Martinique, mais finalement il oublia aussi cela. Il continua d’étudier comme il pouvait, sans les lambris vernissés des amphithéâtres antiques, sans le sourire des jeunes filles ou les plaisanteries des jeunes gens qu’il côtoyait d’habitude. Il attendit les vacances d’été. Il espéra un miracle.

Au risque de l’exil, ou l’île d’Ogygie

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Ils s’étaient rendus à la Malmaison, la retraite de Joséphine et de Napoléon. Ils aimaient le calme hors du temps de l’endroit, si près de la capitale et en même temps presque provincial.  L’entrée rappelait une tente militaire et les conquêtes de l’Empereur. Ils admirèrent les salons de Joséphine et les tableaux, dont celui représentant Ossian et l’autre Jeanne de Navarre.

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Ils se plurent à admirer la bibliothèque ornée des noms des grands sages de l’Antiquité. Giovanni et Constanza avaient toujours aimé les bibliothèques, mais celle-ci semblait encore auréolée de la force de travail du grand homme.

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Tout le château semblait vivant, comme si ses habitants étaient partis seulement hier. On aurait presque pu servir le dîner dans la salle à manger pompéienne.

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La chambre de l’Empereur semblait prête à l’accueillir, comme s’il allait rentrer demain de l’une de ses campagnes.

 

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Ils aimèrent se promener dans le parc, admirer les roses de Joséphine, qui n’étaient pas encore éclose en cette saison, et s’asseoir sur un banc en regardant les passants.

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Mais ils avaient bien conscience que tout ceci était au risque de l’exil dans la mystérieuse île d’Ogygie, où étaient relégués ceux qui avaient osé défier les dieux et leur ordre immuable. Ils pensaient se rendre à Ste Hélène pour le bicentenaire, mais ils ignoraient s’ils allaient pouvoir mettre leur projet à exécution.

 

Aujourd’hui, dans leur exil intérieur de la Nouvelle-Athènes, ils ne pouvaient que feuilleter leur album de souvenir, comme quelque mémorial qui contenait toute leur vie passée et ils se demandaient pourquoi les dieux étaient si cruels avec ceux qui avaient trop aimé. Le romantisme de leur existence actuelle, exilée dans ce XXI è siècle, qui leur convenait à peine et semblait trop exigu pour leurs rêves, les consolait si peu d’avoir perdu Ourlandia et la Bukhovnine. Voilà des années qu’ils erraient ici et ils ne trouvaient aucune porte de sortie ! Ils semblaient des errants, perdus dans quelque mystérieuse odyssée et ne voyaient plus revenir Ithaque. Ils semblaient définitivement voués à Ogygie et Constanza se parait peu à peu des traits de Calypso, dont elle empruntait l’initiale. Ils repensèrent à cette croisière en Méditerranée qu’ils projetaient en octobre. Ils souhaitaient se ressourcer et découvrir enfin Ithaque, mais ils ne savaient plus si cette île était toujours présente en mer Ionienne. Voilà bien trop longtemps qu’ils erraient dans la mer du Couchant.

Le domaine du duc

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Extrait n°8

 

 

Un jour, Constanza et Giovanni avaient décidé de se rendre à Chantilly, là où l’empreinte du duc d’Aumale était si puissante. Ils avaient adoré ce lieu, surtout Constanza qui aimait tant les chevaux. Tout cela leur rappelait leur vie passée. Giovanni aimait particulièrement le tableau de Piero di Cosimo représentant Simonetta Vespucci. Il s’agissait en fait d’une allégorie néoplatonicienne de la mort, avec ce serpent ourobouros représentant l’éternel retour. Mais voilà, ils ne pouvaient pas mourir ! Tout comme ce domaine d’ailleurs, figé dans l’état, dans lequel le défunt duc l’avait légué à l’Institut ! Giovanni contemplait amusé la statue équestre d’Anne de Montmorency, tel un condottiere. Celle-ci aurait presque pu être la sienne ! Ce château était comme un souvenir de sa forteresse de Diansilva et de son palais florentin, auquel il aurait pu adjoindre de si nombreux chefs-d’œuvre de la Renaissance florentine, si toutefois il avait pu rester… Giovanni se reconnaissait dans ce duc, grand conquérant et collectionneur impénitent. Il aurait pu être son alter ego. Il aurait pu vivre à la Renaissance lui-aussi. Cependant la Renaissance ici se résumait à un tableau de Raphaël et à une citation de Philibert Delorme. L’expérience était à la fois rafraîchissante et décevante. Le condottiere aurait voulu s’approprier ce château et sa fabuleuse bibliothèque, mais partout il y avait le XXI e siècle et les touristes, dans ce cadre plus que centenaire quasi intact ! Constanza l’entraîna vers la Mercedes, laquelle les attendait devant le château. Elle les conduisit finalement à l’appartement de la Nouvelle-Athènes, où la princesse Varna fit ouvrir à son amant un vin de son pays au goût de fraise, avant de l’entraîner dans le grand lit à baldaquin, pour qu’ils fassent l’amour, nourris des beautés qu’ils avaient admirées dans la journée…

Giovanni repensait à cette expérience. Il imaginait son alter ego, le duc de Diansyl, noble personnage de la cour de France, lequel aurait fait construire un château à la gloire de Laura, avec des citations dans le jardin du songe de Poliphile, et tout ce qui convenait à une demeure de plaisance de ce temps… Mais tout ceci était-il rien d’autre qu’un rêve ? Y avait-il identité entre la Renaissance française et la Renaissance florentine, entre le songe de 1499 et celui, français, traduit par Jean Martin de 1545. Il l’ignorait. Il regardait Constanza aussi et se demandait si elle n’était pas ce songe devenu réel qui l’obsédait.

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Il s’endormit et fit un rêve dans lequel il se vit errer dans une forêt, échapper à une louve et à un léopard, avant de parvenir aux portes d’un château enchanté, peuplé de nymphes, qui le conduisaient tout d’abord vers un bassin où il se baigna avec elles avant d’être convié à un festin présidé par la reine du lieu, en robe de velours pourpre, laissant sa gorge découverte, et en laquelle il reconnut Constanza. Puis, il se retrouva seul au milieu d’une galerie, où ne figurait qu’un seul tableau, celui de Botticelli peignant Laura dans son habit de fiancée. Il se réveilla en sueur. Constanza dormait paisiblement à ses côtés, dans le grand lit à baldaquin de l’appartement de la Nouvelle-Athènes. Il se leva et alla boire un verre d’eau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Nouvelle-Athènes

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Photo de Daria Shevtsova sur Pexels.com

Ce début du XXI è siècle réservait bien des surprises. Ils étaient à Paris dans l’appartement de Constanza situé à la Nouvelle-Athènes. Ils étaient confinés, ne sortaient presque pas, juste quand ils avaient besoin d’un peu de nourriture ou de vin s’ils en trouvaient. Dieu merci, la cave de Constanza était encore bien fournie ! Ils auraient pu s’échapper pour un autre monde où ils n’auraient pas eu à subir ce genre d’inconvénient, ce XIX è siècle parallèle par exemple, mais ils ne le faisaient pas. Ils observaient ce monde se finir et se demandaient bien ce qui suivrait. Eux ne risquaient rien, enfin ils le pensaient… Il y avait tous ces musées à côté où ils ne pouvaient plus se rendre. Il y avait les parcs, les berges de la Seine comme endormis. Il y avait l’opéra, les théâtres et les salles de concert qui soupiraient désespérément après un public. Il y avait les librairies aussi vides de tout lecteur. Tout cela était à peu près inaccessible. Ils regardaient les jours passer qui se ressemblaient tous. Ils lisaient, ils écoutaient de la musique. Ils visionnaient des films à la télévision aussi. Ils s’évadaient dans leurs souvenirs et dans leurs rêves. Ils étaient comme ces personnages du Décaméron enfermés dans une villa au-dessus de Florence. Ils se racontaient des histoires, celle d’Ourlandia, celles de la Bukhovnine. Giovanni lisait aussi Platon et tentait d’y découvrir une issue. Mais le monde d’en haut leur restait inaccessible. Ils étaient condamnés à l’illusion, à trouver une solution dans ce monde sensible livré au mal. Ils méditaient en prenant l’apéritif. Ils rêvaient aux voyages qu’ils pourraient entreprendre après, après cette crise qu’ils n’avaient pas vu venir. Ils avaient envie d’une croisière sur les traces d’Ulysse qui partait de Marseille en octobre si tout allait bien. Pour l’instant ils se terraient dans leurs rêves et n’en sortaient plus. Giovanni observait les vieux meubles en chêne rassemblés ici par Constanza, le lit à baldaquin et la bibliothèque antique, parée d’incunables et de manuscrits précieux. Tout cela lui semblait sortir d’un songe. Constanza arriva dans le salon avec une carafe remplie d’un précieux nectar. C’était un vin de chez elle qui avait cinq cents ans tout comme eux. Elle remplit deux verres en cristal avec ce flacon et en servit un à Giovanni. Ils burent à leur amour et à l’avenir qui semblait comme arrêté, l’avenir qui se faisait attendre alors que tout paraissait endormi dans la ville jadis si affairée. Même les livres attendaient une  meilleure occasion pour sortir et leurs auteurs patientaient chez eux, auprès de leurs chats ou de leurs chiens, à qui seuls ou presque ils pouvaient raconter leurs histoires.