Le fil d’Ariane

Fabrice Joly-Tretiakov

Le fil d’Ariane

Nouvelle

Pour Nathalie

I

Adrien Legrand était étudiant en troisième année d’archéologie préhistorique à l’université de Genève. L’une de ses condisciples, Alexia Mezinis était originaire d’Athènes où vivaient ses parents. Ils avaient décidé de passer l’été grec ensemble dans la ville et dans la maison que possédaient ses parents en Eubée. Au petit matin ils avaient emprunté le vol Swiss à Cointrin et avaient mis le cap sur la capitale de la Grèce. Alexia était une jolie Grecque aux cheveux châtains légèrement bouclés  et aux yeux noisette. Elle ressemblait à « la Parisienne » des fresques crétoises avec son air mutin. Adrien de son côté était grand et musclé les cheveux châtains également et les yeux marrons.  Ils avaient commandé à bord un plat de charcuterie et un vin rouge du Tessin pour passer le temps. C’était la première fois que le jeune homme se rendait en terre hellène et il était passablement excité. Le vol atterrit à l’aéroport d’Athènes deux heures et demi plus tard et le père d’Alexia, Constantin qui enseignait la théologie à l’université, les accueillit avec sa voiture, une vieille Mercedes 220  un peu passée. Ils se rendirent à Peristeri dans l’appartement où les parents de la jeune fille vivaient. Adrien fut impressionné par le jardin  et ses plantes méditerranéennes dont des citronniers.  La mère de la jeune fille était encore belle dans sa quarantaine. Elle s’appelait Irène et ne travaillait pas, ayant été infirmière avant la naissance de sa fille. Ils mangèrent puis allèrent se reposer. Ensuite ils allèrent faire des courses. Adrien eut l’impression de se retrouver dans un labyrinthe. Sans son Ariane il se serait perdu. Il avait bien un fil d’Ariane, sur son téléphone, une application qui permettait de retrouver son chemin, mais il ne l’utilisait pas. Il songeait au monde moderne qui ne pouvait pas se passer de ces gadgets et vivait dans un labyrinthe informatique avec tous ces réseaux sociaux où se cachait quelque terrible Minotaure qu’aucun Thésée ne saurait combattre  et qui réclamait chaque année son lot de jeunes gens et de jeunes filles. Pour l’heure Adrien découvrit le supermarché grec et son lot de denrées méditerranéennes  et de bières locales.  Ils retournèrent à la maison et Adrien suivit son Ariane. Le soir après avoir discuté ensemble ils sortirent au restaurant sur la place toute proche dans la terrasse où ils se régalèrent de  bières et de brochettes en nourrissant de temps en temps les chats gardiens du temple qui vivaient dans la rue. Puis ils rentrèrent et dégustèrent une liqueur d’orange de Corfou sur la terrasse dans la chaleur de l’été. Ils parlèrent de choses et d’autres puis allèrent se coucher. Adrien dormit dans l’ancienne chambre de la grand-mère d’Alexia décédée il y a peu , car lui et la jeune fille étaient simplement amis, même s’il existait une certaine ambiguïté entre eux…

II

Le lendemain ils se levèrent tôt et prirent le métro près de l’église où se célébrait la messe du matin. Le réseau avait été construit par les Allemands pour les derniers jeux olympiques alors que les jeunes gens étaient encore bébés et menait directement à l’Acropole.  Ils firent la queue parmi les touristes  et gravirent finalement la colline sacrée où Adrien se sentit transporté au temps de Périclès. Puis ils visitèrent le musée qui parut bien vide au jeune archéologue, le temps et les pilleurs  n’ayant laissé que peu de choses sur place ! Alexia se désolait de la chose et son compagnon suisse n’arrivait pas à la consoler de ces forfaits mais ne se sentait pas solidaires des Britanniques et des Français qui les avaient opéré pour remplir leurs musées. Ils déjeunèrent à Plaka puis allèrent voir l’Université, enlaidie par des tags à peine effacés, symbole de la décadence du monde contemporain. Ensuite, ils assistèrent à la relève de la garde sur la place Syntagma et se promenèrent dans le jardin national qui semblait une véritable forêt. Plus que les vestiges archéologiques, c’était la végétation méditerranéenne qui enthousiasmait le jeune homme au point qu’il se sentait l’âme d’un naturaliste. La nature était antérieure à l’homme et aux temples qu’il avait dédié à ses dieux. Elle leur préexistait même. Ils revinrent près de l’Acropole pour acheter quelques souvenirs. Adrien acheta trois vases grecs miniatures symboles de banquets de faunes. Le vin grec était capiteux et tournait facilement la tête dans la chaleur estivale. C’est pourquoi les Grecs lui préféraient le plus souvent la bière servie dans des chopes glacées au réfrigérateur ! Ils reprirent le métro  et regagnèrent le labyrinthe de Peristeri. Le lendemain ils visitèrent le musée national et le surlendemain le musée historique consacré à la lutte pour l’indépendance contre l’occupant turc  devant laquelle la jeune hellène se montra quelque peu exaltée.  Adrien aurait rêvé de vivre à cette époque romantique et de combattre pour une juste cause et mourir pour elle à la façon de Lord Byron. Aujourd’hui il n’existait que des guerres injustes et même celle qui se déroulait en Ukraine était ambiguë tant il était difficile de savoir de quel côté le bien se trouvait, sans doute du côté de la paix et de la diplomatie auxquels les deux belligérants avaient renoncé, probablement à cause de l’ingérence des impérialistes occidentaux Américains en tête. Pour toutes ces raisons Adrien préférait l’histoire d’avant l’histoire et les faits scientifiques qui transcendaient les écrits et les faits humains. Il avait choisi sa spécialité plutôt que les sciences de la nature parce qu’il ne pouvait pas se départir de sa propre réalité anthropique mais souhaitait la traiter comme un simple fossile antédiluvien…

Le soir il lisait Platon, le Timée et le Critias,  à l’endroit même où les dialogues étaient censés se dérouler et il entendait les cigales par-dessus les voix antiques qui résumaient les premiers temps du monde. L’Atlantide était un rêve aussi imprécis que le labyrinthe du Minotaure mais ces mythes étaient plus présents dans la Grèce moderne que le passé historique. Il semblait à Adrien que le monde actuel passablement surchauffé allait subir la colère des dieux et de la Nature et subir le sort de l’ancienne Crète et de l’Atlantide !

Alexia vint rejoindre son ami dans le jardin et ils discutèrent de tout cela composant un dialogue qu’aucun Platon ne transcrirait jamais mais où la présence éternelle de Socrate et du Christ Pantocrâtor se faisait sentir. La foi orthodoxe d’Alexia lui faisait penser que le monde serait sauvé. Son compagnon élevé dans la doctrine calviniste dont il s’était détaché était beaucoup plus pessimiste, mais il pensait contrairement à sa compagne que le monde pourrait bien se passer de l’homme.

III

Le lendemain matin, Constantin Mezinis conduisit sa fille et son invité à la gare routière où ils prirent un bus pour Loutra Edipsou, une station balnéaire au bord du golfe d’Eubée où se trouvait la maison de vacances des parents de la jeune fille. Bientôt les faubourgs industriels s’effacèrent et Adrien lut sur des panneaux écrits en grec et en anglais les noms antiques de Thèbes et de Delphes. Cependant la route les évitait et on descendit au bord de la mer pour emprunter le ferry.  Après la traversée du golfe, on arriva dans le petit port de la station balnéaire. Là ils descendirent, récupérèrent leurs bagages et marchèrent jusqu’à la petite maison de plage. Ils s’installèrent puis ressortirent se baigner.  Adrien se sentait l’âme d’Ulysse et voyait sa compagne comme une nouvelle Nausicaa. Le dieu Poséidon les laissait tranquilles. Aujourd’hui il semblait bien assagi et sa présence restait discrète dans cette petite station balnéaire où nageaient les sirènes. Le soir ils mangèrent du poisson dans une petite taverne au bord de la mer. Cependant ils n’entendaient aucune musique grecque, mais de déplaisants airs contemporains qu’ils auraient tout bien pu écouter à Ibiza comme si cette île servait de référence ici et non l’œuvre d’Homère ou de Xenakis. Alexia s’en désolait et ils rentrèrent dans le calme de la maison où la jeune fille mit quelque-chose de plus local en dégustant un vin crétois.  Alexia vivait dans les légendes depuis son enfance et c’est pour cela qu’elle avait choisi l’archéologie pour retrouver  ce qui se cachait derrière le mythe. Adrien lui parla pour la première fois de ses impressions à propos du labyrinthe dans lequel il s’était retrouvé à Peristeri et du parallèle qu’il avait fait avec celui du Web.  La notion de fil d’Ariane était omniprésente ! Ils évoquèrent le labyrinthe censé se trouver en Crète à Cnossos et le monstre du Minotaure qui dévorait les jeunes gens. Ils parlèrent de Thésée et de la rationalité grecque qui les délivrerait de ce chaos, mais la musique de tout à l’heure ne les poussait pas à l’optimisme.  Le monde occidental était devenu chaotique. La France mal gouvernée et submergée par une population issue de ses anciennes colonies venue chercher sa revanche sombrait dans le chaos et Adrien évoquait Genève, ville internationale débordée par Annemasse, son faubourg savoyard  aux populations bigarrées partagées entre leurs origines et un modèle américain dévoyé fait de rap, de tags et de vêtements de sport, le tout couronné de téléphones portables et de jeux vidéos payés par la Caf. La France dans ces conditions coulerait sans que quelque douteux sauveur vienne la sauver (Jeanne d’Arc était morte depuis plus de cinq-cents ans et la monarchie aussi bien que le catholicisme étaient passés de mode !) la Suisse la suivrait de peu, car trop dépendante du modèle libéral et protestant d’Outre-Atlantique et la Grèce orthodoxe chercherait son salut du côté de quelque autocrate russe pour oublier qu’un islamiste turc avait rétabli Sainte-Sophie en mosquée.  L’empire byzantin rétabli dangereusement sous influence russo-slave semblait la solution mais ce n’était peut-être qu’une illusion car le monde tournait autrement et Poutine n’était après tout qu’un mortel qui ne combattrait pas le satanisme LGBT+ et je ne sais quoi encore après sa disparition. Alexia disait que l’orthodoxie lui survivrait, mais Adrien était beaucoup plus pessimiste et voyait le monde livré aujourd’hui aux forces du mal. Il ne croyait pas au mythe du sauveur et se méfiait beaucoup de l’actuel président de Russie et de l’autocratie qui se pavanait de par le monde en rival des valeurs humanistes  de la civilisation occidentale en déshérence car elle avait tout oublié de son passé chrétien.

Ils s’embrassèrent et allèrent se coucher chacun de son côté.

IV

La nuit, Adrien fit un rêve étrange. Il se voyait Thésée combattant le Minotaure et Alexia en Ariane qu’il laisserait abandonnée à Dionysos dans l’île de Naxos.  Il rêvait qu’il était à présent  plus âgé et qu’il avait perdu toute trace d’Alexia qu’il recherchait sur les réseaux sociaux sans aucun succès. La jeune fille avait été victime du Minotaure et lui ne pouvait plus rien sans elle. Il se réveilla en sueur dans la chaleur de l’été grec et but un verre d’eau.  Il se rendait compte que sa compagne était plus qu’une amie mais il ne savait pas comment le lui avouer. Il se disait qu’il finirait par la perdre dans le labyrinthe des relations humaines s’il ne lui déclarait pas son amour. Il alla se recoucher et réussit tant bien que mal à se rendormir.

Le lendemain il était maussade. Alexia cependant ne s’aperçut de rien et le conduisit à la plage comme si de rien était.  Il observait les autres jeunes filles et se demandait ce que sa compagne avait de spécial pour l’obséder ainsi, quelque lien mystérieux issu d’une vie antérieure peut-être ? Mais il ne savait pas s’il devait croire aux vies antérieures.  Ils passèrent une semaine ainsi au bord de la mer avant de rentrer. Puis Alexia conduisit son condisciple en pleine nuit à l’aéroport en lui donnant rendez-vous à la rentrée. Adrien voyagea seul par Vienne et se retrouva avec son bagage plein de souvenirs à l’aéroport de Genève.

Plus tard il devint archéologue tandis qu’Alexia retourna en Grèce se marier. Ils se perdirent de vue. Ce fut la vengeance du Minotaure…

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