Constanza et Giovanni s’étaient retirés en Toscane, à Terriciola. Ils observaient les collines bleutées en buvant du chianti. Tout cela rappelait de nombreux souvenirs au condottiere. Ils visitèrent Pise et la chaire joliment sculptée dans le marbre de la cathédrale. Ils retrouvèrent la même facture à Sienne. Dans cette merveilleuse ville, ils admirèrent la fresque du bon gouvernement dans le palais de la Podesta, ainsi que celle représentant Guidoriccio da Fogliano. Giovanni salua le condottiere. A Florence, ils admirèrent les fresques de la chapelle Tornabuoni dans l’église Santa Maria Novella et se reposèrent dans le cloître.
Ils ressortirent sur la place et admirèrent la façade de l’église et son harmonie.
Constanza dit à Giovanni que Florence paraissait idéale à présent, comme un cadeau du Ciel et que Giovanna Tornabuoni, dans l’éternité de sa Jérusalem céleste, semblait à présent inaccessible. Ils grimpèrent dans le ciel de la ville depuis le beffroi du Palazzo Vecchio et admirèrent l’image de Florence en contrebas.
La majesté de la cathédrale et de son dôme surgissant des toits rouges des maisons et des palais indiquait un paradis qui se dérobait. Constanza et Giovanni redescendirent et allèrent se réfugier dans une trattoria goûtant aux plaisirs terrestres, les seuls qui leur étaient autorisés. Encore une fois, ils se réfugiaient dans leurs rêves pour oublier leur condition de Bannis.
Extrait n°6
Florence
Niccolò Machiavel s’avança dans la bibliothèque du palais de la via Larga, où le maître de Florence aimait à se retirer pour méditer et pour écrire des sonnets. Le Magnifique interrompit sa lecture de Tite-Live pour saluer son ami :
« Approche, Niccolò. J’imagine que tu viens converser à propos des noces de Giovanni da Diansilva et de la jeune Laura degli Albizzi ?
– Tout le monde dans Florence ne parle que de cela ! Ce mercenaire, venu, dit-on, de France, voilà une belle consécration : épouser ainsi une jeune fille issue d’une des plus nobles maisons florentines, et aussi l’une des plus jolies filles de toute la ville, voire certains ont dit, d’Ourlandia toute entière ! Elle est également aussi sage qu’Hipazia. Marsile Ficin ne tarit pas d’éloges sur elle et les questions judicieuses qu’elle pose à propos de Platon !
– Est-ce pour me parler de la jeune fiancée, dont Ghirlandaio vient de faire le portrait, ou d’Ourlandia que tu es venu me voir, mon ami ?
– Lorenzo, tu sais que je te respecte, mais je n’approuve pas ta politique actuelle. Ce condottiere a mené nos armées victorieuses en Ourlandia depuis dix ans, permettant d’agrandir le territoire de la République, parfois au détriment de la papauté, ce qui n’est guère pour me déplaire… Mais, à présent, tu souhaites l’envoyer épauler le duc Sforza de Milan contre Venise et le royaume des deux Siciles du roi Manfred II ! Je considère ce dernier comme la chance de réaliser enfin l’unité d’Ourlandia…
– Au détriment de nos libertés ? Toute ma politique de ces vingt dernières années a eu pour but de préserver Florence contre toutes les forces ayant voulu s’y opposer, parfois même, tu l’as fait remarquer, contre la papauté. A présent, tu voudrais que je me range sous la bannière de celui que l’on appelle le nouveau César, hypothéquant notre avenir ? C’est un peu léger de ta part, mon ami !
– Tant qu’Ourlandia sera divisée, nous serons à la merci des Barbares, malgré l’héritage de l’humanisme, nous unissant par-delà les pauvres frontières qui séparent les Etats rivaux de la péninsule. Les Alpes elles-mêmes sont incapables de nous protéger de l’invasion de ces Teutons et des Français. Ils viennent se tailler des empires chez nous et attiser nos divisions. Comme l’a bien dit Dante, nous ne resterons que des esclaves tant que le navire restera sans nocher !
– Crois-tu que ce Manfred formerait un rempart contre les invasions ? On affirme que le roi de France se prépare à réclamer l’héritage d’Anjou, lequel lui fut retiré voilà deux siècles par le premier Manfred…
– Il serait un meilleur rempart que nos divisions et les intrigues de la papauté.
– Pic de la Mirandole me presse de faire revenir à Florence son ami Savonarole. On dit qu’il prêche bien, notamment contre les excès du pape.
– Il prêche aussi contre le luxe insensé des Florentins ! Crois-moi Lorenzo, maintiens cet exalté le plus longtemps possible à l’écart ! Il ne te sera d’aucun secours.
J’y songerai, oui. En attendant, je dois me préparer pour les épousailles de notre condottiere. J’écrirai un rondeau sur les noces de Mars et de Vénus. »
Machiavel ne répondit pas. Son ami semblait plus que jamais décidé à poursuivre sa politique, une politique qui mettait de côté l’unité d’Ourlandia et, pensait-il, tout véritable désir de grandeur !… Florence, par l’intermédiaire de son condottiere auréolé de gloire, affronterait bientôt le jeune Manfred, un prince que l’on disait cultivé et pondéré, en qui Machiavel, à tort ou à raison, plaçait tous ses espoirs. Ainsi, Ourlandia resterait divisée, et pour longtemps la proie des puissances étrangères lorgnant vers sa richesse, comme autant de rapaces. Le Magnifique le retint à dîner. Le jeune Giovanni Pic de la Mirandole se joignit au groupe, et présenta ses conclusiones, qu’il s’apprêtait à défendre devant la papauté. Machiavel fut stupéfait de la hardiesse du jeune homme. Il risquait le bûcher, tant ses écrits, voulant retrouver la pureté de la foi, allaient trop souvent contre les dogmes. Le jeune homme s’en défendait. Il maintenait qu’il était parfaitement orthodoxe, que c’était au contraire une interprétation fallacieuse de la Tradition qui faisait par exemple qu’Origène était censé être damné pour l’Eternité. Machiavel lui recommanda d’être prudent, mais rien ne semblait entamer l’enthousiasme du jeune homme : grâce à lui, on comprendrait bien mieux, croyait-il, les subtilités de la foi !
*
Nous étions le 3 septembre 1486. C’était aujourd’hui que commençaient les trois jours de festivités en l’honneur de Laura degli Albizzi et du condottiere Giovanni da Diansilva. La foule enthousiaste se pressait aux alentours du palais Albizzi. Neuf jeunes gens à cheval attendaient l’arrivée de la fiancée, en compagnie des quarante jeunes filles qui escorteraient la future mariée au palais de Diansilva. Une telle suite défiait les lois somptuaires, mais pour le moment personne à Florence ne s’en formalisait. La jeune Laura sortit en rougissant du palais de son père, baissant timidement ses yeux bleus. Ses cheveux dorés étaient ornés d’épingles précieuses. Elle était vêtue d’une robe blanche, immaculée. Un serviteur l’aida à prendre place sur une haquenée, blanche également. Le cortège s’ébranla en direction de l’est et du palais, où la jeune fille deviendrait femme. Sous les vivats de la foule, le cortège traversa le borgo Albizzi et s’arrêta bientôt devant le palais da Diansilva, au seuil duquel attendait le fiancé. Il venait de fêter ses trente ans. Auréolé de la gloire des batailles qu’il avait remportées, il imposait par sa stature. Vêtu de velours rouge, il portait le collier de la Toison d’Or qu’il avait autrefois remporté à la cour de Bourgogne. Ses boucles brunes dépassaient de son bonnet également rouge. Ses yeux gris contrastant avec sa peau cuivrée fixaient avec admiration sa fiancée toute pâle, que l’on aidait à descendre de cheval. Il s’approcha timidement, s’inclina et lui baisa la main. Puis il prononça à son adresse quelques mots de bienvenue. Alors, sur l’estrade toute proche, qui avait été dressée sur la place de l’église santa Croce, on fit retentir des trompettes. Puis, le condottiere prit la main de la jeune fille et la mena à l’intérieur du palais. Des tables y avaient été dressées, et un olivier avait été placé entre les fenêtres du piano nobile. Le notaire s’approcha en compagnie des témoins (le Magnifique lui-même serait celui du marié !) et le contrat de mariage fut réglé. Puis on passa à table. Machiavel fut frappé par le luxe ostentatoire qu’affichait cet étranger. On distribua à chaque convive une pomme de pin passée à la feuille d’or. Le banquet fut servi. Le jeune Pic de la Mirandole semblait fasciné par la jeune mariée. Il ne tarissait pas d’éloge sur sa beauté et sa vertu. Il envisageait de faire d’elle sa dame platonicienne. Le jeune marié et le maître de Florence, quant à eux, parlaient déjà politique. Diansilva ne jugea pas inopportun d’attaquer le roi de Sicile. Quant aux éventuelles réactions du roi de France ; il se disait confiant pour l’avenir. Après le banquet, la jeune épousée fut intronisée reine du bal, sur l’estrade de la santa Croce. Assise royalement sur un banc, elle réglait les danses des jeunes gens. Elle sourit au jeune Giovanni Pic de la Mirandole. Celui-ci lui adressait des regards admiratifs tout en dansant. La nuit tombait. Le condottiere conduisit la jeune fille vers la chambre nuptiale.
*
Trois jours plus tard, au château de Diansilva, situé à quelques kilomètres à l’Est de Florence, la jeune Laura se serrait doucement et passionnément contre son mari, lequel observait la riante campagne avec ces douces et féminines collines au loin :
« Giovanni, mon aimé, viens te recoucher, n’as-tu pas encore envie d’aimer ta belle Laura ?
– Si bien sûr, ma douce, mais je suis préoccupé. Je devrai bientôt repartir en campagne contre les armées de Venise !
– Laisse là la politique et viens te livrer aux plaisirs de Vénus ! »
Ainsi fut fait… Giovanni s’attarda quelques jours dans la petite ville toscane au sommet d’une colline, dans le joli petit château à la tour altière. Puis, il quitta la bourgade entourée de remparts, à la tête de son armée. Dix jours plus tard, il rencontrait les troupes du duc Sforza et se joignit à elles. Puis, il marcha sur Venise. Encore une fois le fracas des batailles et le lys rouge sur argent, la bannière guelfe, de Florence rentra victorieux ! Giovanni s’installa dans un palais du grand canal et dicta une lettre au Médicis. Celui-ci avait maintenant les coudées franches en Italie, si toutefois le roi Manfred II de Sicile n’attaquait pas. Cependant, il pouvait compter sur le roi de France pour venir l’épauler. Ce dernier ne réclamerait que l’héritage d’Anjou, autrefois volé par les Staufer, pour laisser Lorenzo former sa Ligue du Nord… L’opposition papale pourrait se résoudre par la diplomatie avec l’aide du Valois. Ainsi, le condottiere rentra t’il à Diansilva. Sa jeune épouse était maintenant enceinte de cinq mois. Jamais il n’aurait cru ce qui allait advenir bientôt. Par cette soirée funeste du printemps 1487, Laura da Diansilva agonisait dans les douleurs de l’accouchement et le maître des armées d’Italie était impuissant…
La sage-femme pénétra dans la chambre, où attendait le condottiere en faisant les cent pas.
« C’est fini, maître. Je suis désolée.
– Et l’enfant ?
– Mort lui-aussi, Dieu l’ait en pitié !
– Laissez Dieu en dehors de tout cela. Comment peut-il tolérer une chose pareille ? M’enlever ainsi ma femme et mon enfant alors que je fais triompher le parti guelfe en Ourlandia contre ces maudits teutons ! Il devrait au contraire me bénir… »
La servante se signa et sortit à reculons. Giovanni resta seul, prostré, et contempla le soleil couchant à l’horizon, par la fenêtre bicentenaire aux arcades gothiques. Il se servit un verre de chianti et médita. Oui ! Dieu semblait l’avoir abandonné, à quoi bon conserver l’espoir à présent ?
La jeune Laura fut enterrée trois jours plus tard en l’église de la ville. Les restes de l’enfant furent mis à l’écart, en terre non consacrée. Giovanni ne laissait rien apparaître de son abattement, mais au contraire une froide détermination : se venger de ce Dieu colérique et jaloux qui avait provoqué son malheur !
Une semaine plus tard, Niccolò Machiavel parut au château de Diansilva. Il était porteur de nouvelles. Le roi Manfred avait mobilisé une armée et marchait sur Rome. Les Français accouraient, mais il fallait prendre les devants, si Florence voulait rester maîtresse du sort d’Ourlandia. Le condottiere devait reprendre du service et porter l’armée à la rencontre du Teuton.
Diansilva balaya d’un revers les pièces du jeu d’échecs avec lesquelles il essayait de se délasser.
« Fort bien, j’irai !, hurla t’il. Je ferai encore une fois ce maudit travail de condottiere pour lequel Florence me paye, mais n’attendez pas davantage de moi ! »
Machiavel s’inclina et prit congé. Une semaine plus tard, Giovanni chevauchait en tête de la longue colonne de soldats qui déroulait ses anneaux de reptile à travers la campagne romaine. On rencontra les Siciliens au pied du Mont-Cassin et cette fois-ci le sort fut défavorable aux armées du Lys. Giovanni décida alors de se retirer du monde dans la débandade générale qui suivit la bataille perdue.